Saint-Martin : « Certains disent qu’Irma n’est jamais fini »

Un an et demi après le passage de l’ouragan Irma, l’île de Saint-Martin n’est pas encore reconstruite et les traumatismes psychologiques émergent. Une famille témoigne.

Vanina Delmas  • 18 avril 2019 abonné·es
Saint-Martin : « Certains disent qu’Irma n’est jamais fini »
© crédit photo : Martin BUREAU/AFP

Q ue s’est-il passé ? » Seule cette phrase anodine a pu franchir les lèvres de Cassandre lorsqu’elle et sa famille ont vu le toit et l’étage de leur maison emportés par les vents, leur terrasse recouverte de débris de charpente, de meubles, de vêtements…

Quand l’effondrement rend malade

La peur de l’effondrement a un nom : « solastalgie ».Unnéologisme construit en 2007 à partir du terme anglais solace, « réconfort », et algie, « douleur », par un philosophe australien de l’environnement, Glenn Albrecht (1). Insomnie, angoisse, dépression : la solastalgie est un concept qui désigne la souffrance morale affectant des personnes conscientes qu’il n’y a pas de « planète B ». Des militants du climat peut-être, mais surtout des victimes de catastrophes, qu’elles soient atteintes d’un syndrome de stress post-traumatique et/ou anxieuses de voir la catastrophe – ouragan, tsunami, inondations… – se répéter. Les recherches sur le sujet se poursuivent depuis une quinzaine d’années dans la littérature scientifique anglo-saxonne, mais trop peu en France. Cinq psychiatres et médecins spécialisés en santé publique ont tenté de réveiller la communauté médicale française avec un édito dans la revue L’Encéphale en février (2).

Une étude parue dans la revue Nature Climate Change en juillet calcule que, si les températures continuent à augmenter, les États-Unis et le Mexique pourraient connaître entre 9 000 et 40 000 suicides supplémentaires d’ici à 2050. Sans compter que les troubles mentaux engendrés par ce que les réfugiés climatiques ont traversé pourraient avoir des répercussions sur plusieurs générations. De quoi générer un préjudice d’anxiété et imaginer des actions en justice contre un État qui manquerait à son obligation d’assurer la sécurité de la population ?

(1) « Solastalgia : the distress caused by environmental change », Australasian Psychiatry, vol. 15, 2007.

(2) « Psychiatrie et réchauffement climatique », Guillaume Fond, Marc Masson, Christophe Lançon, Pascal Auquier et Laurent Boyer, L’Encéphale, 7 février 2019.

Le frigo de la cuisine est arrivé au bord de la piscine. Les volets roulants du salon gisaient dans le jardin du voisin. Comme après chaque tempête, tout le monde est sorti « pour voir ». Dimitri et Calypso, les plus jeunes, étaient encore en pyjama. Leur quartier de Concordia, près de Marigot, la préfecture de Saint-Martin, était défiguré. Comme toute l’île. « Chaque mètre parcouru nous plongeait dans un film de science-fiction », glisse Cassandre, 18 ans à l’époque. Dans la nuit du 5 au 6 septembre 2017, l’ouragan Irma a balayé les Antilles et emporté onze vies sur cette petite île franco-hollandaise, « où tout le monde se connaît ». Ce monstre de catégorie 5 a soufflé jusqu’à 360 km/h et détruit 95 % du bâti.

Ayant vécu à La Réunion, en Polynésie française et en Guadeloupe, la famille Duranville-Martin n’est pas novice en matière d’ouragan, mais ils n’avaient jamais éprouvé de stress post-traumatique. La puissance d’Irma a tout -bouleversé. Apolline, l’aînée, et Magali Duranville, la mère, étaient en métropole à cette période-là. La première parce qu’elle y étudie pour devenir professeure d’histoire-géo, la seconde à cause d’un deuil. Elle devait prendre l’avion le 6 septembre justement, mais ne rejoindra sa famille que neuf jours plus tard. Premier stress considérable pour une mère. « Nous savions qu’ils garderaient leur calme, donc nous n’étions pas inquiètes. Jusqu’à ce qu’on reste sans nouvelles pendant plusieurs jours… J’appelais sur tous les numéros, j’ai lancé un appel sur Facebook, se souvient Apolline. Je pensais qu’ils étaient bloqués sous les décombres de la maison… »

À plus de 6 500 kilomètres de Paris, Dimitri, 13 ans, Calypso, 10 ans, Cassandre et son petit ami, leur père, ainsi que deux chats et quatre chiens ont affronté le titanesque Irma, réfugiés dans une minuscule salle de bains du rez-de-chaussée. « Après l’œil, les vents ont repris et nous avons entendu de gros chocs sur le sol : le toit avait lâché. Les petits se sont protégés dans la douche, un matelas sur la tête, et nous avons maintenu la porte fermée. On était en sueur, on suffoquait… », raconte Cassandre, encore troublée.

Passionné par les phénomènes météorologiques, Dimitri est intarissable sur la direction des vents et les courants océaniques de plus en plus chauds à cause du réchauffement climatique. Il se sentait prêt psychologiquement à voir débouler « cette tempête sortie de l’imaginaire, qui surpassait toutes les autres ». « Ma connaissance des ouragans a évité que je sois trop choqué, contrairement à ma petite sœur, qui pensait qu’on allait mourir. J’étais surtout anxieux pendant l’œil du cyclone car je me demandais si les volets tiendraient. Malgré tout, je ne connaissais rien de l’après », analyse avec lucidité ce futur pilote de ligne.

Car « l’après-Irma » englobe la reconstruction matérielle mais aussi psychique. Le stress, l’état de dépression, les cauchemars, l’agressivité, l’insomnie, les réminiscences sont courants après un tel choc mais peuvent se déclencher à n’importe quel moment, parfois à la date anniversaire ou au début de la saison cyclonique (de juin à novembre). « À chaque saison cyclonique, je ressens du stress et j’ai tout le temps peur qu’un séisme se produise car notre maison n’est pas solide. Une fois, une rafale de vent a fait bouger les feuilles d’un arbre, et ce bruit m’a inquiétée. Tout comme celui de la tôle qui cogne », confie Cassandre. Magali s’est surprise à rester bloquée jusqu’à 30 minutes devant une maison détruite, un arbre disparu. « Je crois n’avoir dépassé le stade de la sidération qu’en décembre 2018. C’est tellement dévasté de partout, ça fait mal de voir un endroit qu’on connaissait, où on avait l’habitude de vivre, dans cet état. On ne reconnaît rien, on n’a plus de repères », avoue cette Saint-Martinoise de cœur depuis 2007. Preuve émouvante de son attachement à l’île.

« C’est difficile de vivre au jour le jour, d’être en relation avec les autres, de planifier sa vie, l’avenir… Le stress post-traumatique est toujours vivant, certains habitants disent qu’Irma n’est jamais fini », analyse Bibiana Clavel, psychologue au centre médico-psychologique (CMP) et à l’association locale Trait d’union. En 2018, cette association du réseau France victimes a effectué plus de 1 880 entretiens : la plupart venaient pour une aide sociale, mais un tiers des entretiens concernaient le soutien psychologique. Des statistiques assez faibles, notamment parce que ce n’est pas dans les mœurs saint-martinoises d’aller voir un psy et parce qu’ils étaient toujours dans l’urgence des besoins vitaux. Sans compter que de nombreux soignants, eux-mêmes sinistrés, ont quitté l’île, parfois définitivement. Pour Jean-Pierre Thévenet, le président de Trait d’union, « Irma a été un révélateur des dysfonctionnements sociaux de l’île ». À partir des consultations et de leurs observations, les deux bénévoles ont tiré une terrible conclusion : « Il y a toujours un lien entre leurs problèmes et Irma : dans les familles, les émotions sont rapidement exacerbées, pouvant se transformer en violences à cause d’une perte d’emploi, de difficultés à l’école, d’un logement pas reconstruit… Le stress envahit le quotidien sans être forcément visible et rend les gens plus sensibles », détaille la psychologue.

La première image qui leur vient en tête reflète souvent la façon dont ils ont affronté le cataclysme. Pour Apolline, c’est la vue de l’île dévastée et « l’hôtel du bord de mer éventré » depuis le hublot de l’avion, un an après Irma. La reconstruction était loin d’être achevée. Dimitri se souvient parfaitement de la fameuse nuit, des « vitres courbées par la force des vents », puis des « arbres sans tête mais aux troncs violets à cause du sel marin dans l’air ». Cassandre revoit ces six mois passés à tenter de cuisiner sur le réchaud installé sous une bâche, à l’extérieur, qui ont mis ses nerfs à rude épreuve. Quant à Magali, elle se souvient de la représentante des assurances de la copropriété, au milieu des ruines de son salon, faisant un tour sur elle-même et déclarant : « Maison 100 % sinistrée. » Mais pas 100 % prise en charge paradoxalement… Un stress administratif et financier lié à l’accumulation de démarches à effectuer auprès des assurances, cabinets d’experts, artisans pour reconstruire sa maison.

Difficultés supplémentaires : certains acteurs n’étant pas sur place, il faut passer des heures au téléphone ou à envoyer des mails, si on a Internet. Magali n’a récupéré sa connexion que le mois dernier… « Depuis Irma, notre famille est complètement explosée : les plus jeunes sont partis vivre chez mes parents, en métropole, pour ne pas endurer le chaos quotidien. On se bat pour travailler dans de bonnes conditions, pour reconstruire sa maison, pour garder le lien avec les enfants qui sont loin… Pour moi, le traumatisme post-Irma, c’est tout ça, chaque jour », se désespère cette professeure de sciences économiques et sociales.

L’incompréhension et la colère cohabitent de plus en plus avec la peur, la fatigue, l’angoisse. « Nous savons qu’il y aura d’autres Irma car le réchauffement climatique est bien réel et participe à la formation et à l’intensité des ouragans. Comment ce sera la prochaine fois ? » s’interroge Magali, qui déplore le manque d’efforts de la part de l’État et de la collectivité de Saint-Martin pour favoriser la reconstruction durable et les énergies renouvelables. Elle a renoncé à installer des panneaux solaires pour raisons financières et parce qu’aucune entreprise sur l’île n’est compétente dans ce domaine.

Quant à Cassandre, elle pensait retrouver un repère rassurant en commençant son BTS assistante de gestion PME, mais les conditions d’apprentissage ne sont toujours pas idéales. « Que la rentrée post-Irma ne soit pas tout à fait normale, c’était compréhensible. Mais l’année suivante ? Je ne me sentais pas bien chez moi, alors j’ai pensé que ce serait mieux à l’école, mais non. C’est très déprimant, et tu ne peux en parler à personne. Ils nous ont juste remis un questionnaire pour savoir si on avait Internet chez nous, mais aucune mention de notre état psychologique », s’indigne la jeune femme, qui n’a pourtant jamais voulu quitter son île, excepté le temps d’évacuation passé en Guadeloupe. C’est elle qui a convaincu sa mère de reconstruire leur foyer familial rapidement. Une force de caractère qui a réussi à glaner des moments d’épanouissement au milieu du désespoir. « J’ai aimé la solidarité qui a émergé et que ça casse la routine de la société de consommation dans laquelle on vit : on devait se débrouiller pour trouver à manger, de l’eau potable, un toit… Chaque jour était une aventure. » La résilience réside dans les moments les plus sombres.

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