UE-citoyens : L’impossible réconciliation ?

En s’abstenant ou en votant pour des partis anti-UE, les Français expriment leur défiance à l’encontre des institutions européennes, de leur modèle et même parfois de leurs valeurs.

Agathe Mercante  • 22 mai 2019 abonné·es
UE-citoyens : L’impossible réconciliation ?
© photo : Manifestation pour respecter le résultat du référendum de 2005 sur la constitution.crédit : ERIC CABANIS/AFP

I l n’est plus question de vaines paroles, mais d’un acte, d’un acte hardi, d’un acte constructif. La France a agi et les conséquences de son action peuvent être immenses. » La phrase est de Robert Schuman, le 9 mai 1950. Le ministre des Affaires étrangères se doutait-il alors qu’il engageait son pays pour des décennies dans une spirale de compromis, et ses gouvernements et ses habitants dans ce qui ressemble à un piège démocratique ? Espérons que non. 

Soixante-neuf ans après ce discours fondateur de la construction européenne, les citoyens qui la composent vont être appelés à voter pour élire leurs eurodéputés. Et l’addition risque d’être salée. Depuis 1979 et les premières élections des parlementaires européens au suffrage universel, la participation est allée décroissant (voir infographie ici)… Tout comme la défiance des électeurs à l’encontre d’une institution dont ils sont de plus en plus nombreux à se sentir exclus. En France, la tendance est la même, voire pire. Les partis eurosceptiques d’extrême droite, comme le Rassemblement national, mais aussi les Patriotes de Florian Philippot, l’UPR de François Asselineau ou Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan, totalisent à eux seuls près de 30 % des intentions de vote (1). 

Les représentants politiques français ne manquent pas de mots pour critiquer cette construction politique sans équivalent : à droite, on dénonce une pression migratoire et des travailleurs détachés qui prendraient le travail des Français. À gauche, sur les mêmes faits, on ne dénonce pas les mêmes effets : le refoulement des migrants aux frontières, le (très mauvais) traitement des travailleurs détachés et la pression exercée par le libéralisme sur les économies nationales, le travail ou encore les services publics. Autant de critiques qui poussent les citoyens à rejeter en bloc l’institution, malgré ses réussites. Selon l’Eurobaromètre de la Commission européenne (2), seuls 33 % des Français interrogés affirment avoir « confiance » en l’Union et 70 % d’entre eux estiment qu’elle ne va pas « dans la bonne direction ».

Les raisons de ce désamour remontent, en France, aux années 2000. « Il y a un avant et un après le référendum de 2005 », indique Manuel Bompard, deuxième sur la liste de La France insoumise (LFI) pour les élections européennes du 26 mai. Après avoir voté pour le « non » à la Constitution européenne, les citoyens français se sont vu imposer un « oui », via le traité de Lisbonne, adopté de manière bien peu démocratique. « Avant 2005, les électeurs n’étaient pas spécialement favorables à l’Union européenne non plus, mais ils voyaient le verre à moitié plein, maintenant, il est à moitié vide », se souvient-il. 

Le moment de bascule dans l’opinion pourrait même être plus ancien. « La véritable fracture, notamment avec les classes populaires, c’est le vote du traité de Maastricht », avance l’ancien eurodéputé socialiste Emmanuel Maurel, désormais n° 6 sur la liste LFI. Adopté à 51 % par référendum en 1992, ce traité structurait l’Union européenne autour de trois piliers, instituait une citoyenneté européenne, renforçait les pouvoirs du Parlement et donnait (surtout) naissance à une union économique et monétaire. En 1997, les politiques de gauche ont raté le coche. « Sur les 15 États membres, 13 étaient dirigés par des gouvernements sociaux-démocrates, et rien n’a été fait ! », déplore Emmanuel Maurel. « La social-démocratie a eu les moyens de s’opposer au néolibéralisme mais a préféré donner des instruments au capitalisme », renchérit Guillaume Balas, eurodéputé de Génération·s et n° 3 sur la liste de Benoît Hamon.

En 2008, la situation entre l’Union européenne et les citoyens s’envenime encore quand les États européens décident de renflouer la dette des banques et appliquent des politiques austéritaires en contrepartie pour équilibrer leurs finances publiques. La crise grecque de 2012 et l’obligation faite par la troïka (Commission européenne, BCE, FMI) à Alexis Tsipras de baisser encore les dépenses publiques d’un pays exsangue sous peine de Grexit ont fait le reste. Élément fondateur de la stratégie plan A/plan B des Insoumis, l’événement a traumatisé toute une génération d’élus – « J’en ai pleuré de rage », se souvient Emmanuel Maurel –, de citoyens et de politiques en devenir. 

« L’écart entre ce que l’Union européenne nous a promis et la réalité est immense », estime Manuel Bompard, 33 ans. « C’est un concept que j’ai appris dans les livres d’histoire, une promesse non tenue… », explique Manon Aubry, 29 ans et tête de liste LFI. « En 2005, les institutions européennes ont parlé d’une erreur de communication pour justifier le “non” au référendum », s’indigne Anne Sabourin, 33 ans, en charge des questions européennes au Parti communiste français. Et la nouvelle génération de Français n’est pas la seule à être critique. En Pologne, en Hongrie, en Italie… plusieurs pays voient les partis les plus eurosceptiques arriver au pouvoir, en dépit même de ce que leur intégration plus récente à l’UE a pu apporter. « Peut-être ont-ils assimilé les grands principes économiques et l’individualisme exacerbé que prône le libéralisme », avance Manuel Bompard.

Pas de choix démocratique

Une fracture idéologique, mais aussi pragmatique. Alors que les élites apparaissent comme déconnectées des citoyens, ces derniers subissent les effets de la libre concurrence. « L’Union européenne, aujourd’hui, est synonyme de plus de précarité, de plus de fermetures de petites lignes de trains, d’une baisse des personnels hospitaliers… » détaille Anne Sabourin. 

Car, si rien n’impose à l’Union européenne d’être démocratique, les traités, en revanche, lui imposent d’être libérale. Du discours de Schuman – qui affirmait : « Ainsi sera réalisée simplement et rapidement la fusion d’intérêts indispensable à l’établissement d’une communauté économique » – à la phrase du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, en 2015 – « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens » –, il n’y a qu’un pas. Et pour lutter, les promesses des sociaux-démocrates ne font plus effet, quand bien même elles seraient sincères. « Quand c’est la cinquième campagne où on leur vend : “et maintenant, l’Europe sociale”, c’est normal qu’au bout d’un moment les électeurs n’y croient plus », estime Emmanuel Maurel. 

Et les dénis de la volonté des citoyens au sein de l’Union européenne se poursuivent : l’initiative citoyenne « L’eau, un droit humain », signée par 1,6 million d’Européens, n’a pas été suivie d’effets, tout comme celle, plus récente, contre le glyphosate, signée par plus d’un million de personnes. Face à ce désamour, des europhiles, dont certains que l’on qualifierait d’eurobéats, s’alarment : à commencer par Bernard-Henri Lévy, qui a joué sa pièce Looking for Europe sur tout le continent. Une façon de renvoyer dans les cordes ceux qui en critiquent la dérive libérale. 

Cette cécité confine, selon Manuel Bompard, au manichéisme : « Le rapport de force, c’est “les gentils contre les méchants” ». Quant aux discussions que l’on peut avoir sur la question, elles ont parfois valeur de débat moral. Être contre l’Union européenne, est-ce être contre la paix ? « Quand j’ai fait campagne pour le “non” en 2005, ma grand-mère m’a appelé pour me prévenir : “Ne vote pas contre, l’Europe, c’est la paix” », se souvient Guillaume Balas. La paix, certes, mais pas partout et pas dans tous les domaines. « L’argument de la paix ne marche plus, parce que le reste est pourri, la guerre est déjà à nos portes, en Ukraine, en Libye… et, au sein de l’Union européenne, c’est la guerre économique qui fait rage », détaille Anne Sabourin. « Le “pour ou contre” l’Union européenne prôné comme une question religieuse, c’est très français ! Pendant qu’on disserte sur le sexe des anges, les Allemands imposent leur idéologie ordolibérale », prévient Guillaume Balas.

Alors, les partis politiques essaient de changer l’Union européenne sans la détruire : de La France insoumise, qui plaide pour une sortie des traités européens, à la liste portée par Raphaël Glucksmann, qui espère y apporter d’importantes modifications, mais à traités constants. D’autant que rien, dans la campagne menée pour les élections de 2019, ne permet la tenue d’un vrai débat. Véritables « mid-terms » à la française, les élections européennes sont aussi les premières élections depuis 2017 et l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir. L’occasion, pour les partis de gauche, de dénoncer sa politique sur fond de mouvements sociaux de grande ampleur. Alors que Jean-Luc Mélenchon qualifiait le président de la République de « petit copiste » de Bruxelles, d’autres rappellent que circonscrire le débat à la seule France serait une erreur. 

« Le Parlement européen a un rôle de vigie », rappelle Emmanuel Maurel. Une vigie qui pourrait bien, le 27 mai, se retrouver trustée par les libéraux ou l’extrême droite si la gauche ne parvient pas à convaincre ses électeurs d’aller glisser un bulletin dans l’urne.


(1) Enquête Ipsos pour le Cevipof, la Fondation Jean-Jaurès et Le Monde du 20 mai 2019.

(2) Eurobaromètre standard 90, automne 2018.

Politique
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