Abdel Basset Sarout, héros ou jihadiste ?

Icône révolutionnaire pour les uns et terroriste pour les autres, le « gardien de but de la révolution » est surtout un symbole de cette jeunesse syrienne précipitée dans la guerre.

Jérémie Sieffert  • 19 juin 2019 abonné·es
Abdel Basset Sarout, héros ou jihadiste ?
© photo : Abdel Basset Sarout chante pour l’anniversaire de la révolution, le 15 mars 2019 à Maarat Al-Numan, au sud d’Idlib.crédit : OMAR HAJ KADOUR/AFP

U ne icône de la révolution syrienne s’en est allée. » C’est par ces mots que la nouvelle du décès, à l’âge de 27 ans, d’Abdel Basset Sarout, blessé deux jours plus tôt sur le front de Hama, en Syrie, puis évacué en Turquie, où il est mort, s’est répandue au matin du 8 juin. Aussitôt, ce sont des milliers d’hommages qui lui sont rendus. Sa photo inonde les médias et ses obsèques à Idlib rassemblent des milliers de personnes, tandis que des manifestations sont organisées dans tous les villages de la zone rebelle du nord de la Syrie et en Turquie, où vivent nombre de réfugiés syriens. Sur les réseaux sociaux, les hommages ont pris la forme de messages, de vidéos ou de poèmes, comme celui de l’écrivain et dissident historique syrien Yassine Al-Haj Saleh.

En Europe également les rassemblements se sont multipliés. Le 16 juin, le groupe Activism for Syria France, composé de jeunes militants pacifistes récemment sortis de Syrie, organisait un hommage à la Parole errante, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Une centaine de personnes, pour beaucoup issues de la diaspora, s’y sont rassemblées dans une émotion palpable, entre interventions et chants révolutionnaires.

Mais la bataille des récits fait rage. Aux hommages et aux prières répondent les accusations : Abdel Basset Sarout serait un terroriste et un jihadiste lié à Al-Qaida et à Daech. On ressort des phrases qu’il a prononcées, des photos de lui devant le drapeau noir de l’État islamique (EI), des vidéos de chants à la gloire d’Oussama Ben Laden. On l’accuse également d’avoir appelé à un « génocide des Alaouites », la communauté dont est issu Bachar Al-Assad.

La guerre des discours se décline aussi sur Twitter et Facebook, où des activistes pro-Assad ont réussi à faire supprimer de nombreux messages de soutien pour apologie du terrorisme. C’est ce qui est arrivé au post Facebook de Yassine Al-Haj Saleh, pourtant peu soupçonnable d’accointances jihadistes, lui qui a passé seize années dans les geôles d’Assad pour appartenance au Parti communiste.

« Abdel Basset Sarout est un personnage emblématique, explique l’historienne Marie Peltier (1), spécialiste des discours complotistes. La propagande d’Assad s’attache à discréditer les symboles, et Sarout est un symbole, d’abord, de la mobilisation pacifiste des débuts, ce qui a beaucoup gêné le pouvoir syrien, qui cherche donc à le dépeindre comme un sanguinaire. »

Si la concurrence des lectures est si violente, et l’aura de Sarout si grande, c’est aussi, comme l’expliquait Yassine Al-Haj Saleh sur Facebook, que son parcours est représentatif de celui de nombreux jeunes Syriens précipités dans la guerre, avec son héroïsme… et ses erreurs, car les vidéos exhumées par ceux qui veulent salir sa mémoire sont souvent authentiques. Pour le journaliste spécialiste des mouvements islamistes Wassim Nasr (2), « c’est bien le parcours typique d’une radicalisation, mais par la force des choses, à coups de bombes et de massacres », l’effet d’un sentiment d’abandon malgré les sacrifices et d’une confessionnalisation du conflit.

En 2011, Sarout est déjà connu en Syrie. Joueur de football au club d’Al-Karama, dans sa ville natale de Homs, jeune espoir, il a acquis une notoriété en s’illustrant comme gardien de but dans la sélection nationale des moins de 20 ans. Élu deuxième meilleur gardien d’Asie à 19 ans, il se destine à une belle carrière lorsqu’éclatent les manifestations populaires, avec la répression qui s’ensuit. Comme beaucoup, Sarout aurait pu retourner à l’entraînement comme si de rien n’était, parier sur un retour à l’ordre sous l’égide du régime. Mais la Syrie qui se soulève et qui subit la répression ne lui est pas étrangère. En l’occurrence, ce sont ses amis d’enfance, sa famille, ses voisins du quartier.

Sarout rejoint le mouvement dès novembre. Et l’homme qui apparaît lors de ses premières manifestations ne coïncide guère avec l’archétype du terroriste. Ses slogans sont dirigés contre Assad et sa mafia, à la gloire du peuple et de la liberté. Sa première tribune, il la partage d’ailleurs, à Homs, avec l’actrice syrienne Fadwa Souleimane, issue de la communauté alaouite et figure du soulèvement, morte en exil à Paris en 2017. Ensemble, ils y scandent un célèbre slogan du soulèvement : « Le peuple syrien est uni. »

En 2014, le visage de Sarout s’affiche au-delà de la Syrie. Le documentaire Retour à Homs, de Talal Derki, émeut la critique et obtient de nombreuses récompenses. On y suit les jeunes des quartiers assiégés de Homs dans leur lutte d’abord pacifique puis armée pour ne pas abandonner aux miliciens la ville qui les a vus naître et grandir. Des jeunes emmenés par un certain Abdel Basset Sarout. Au cours du tournage, Basset perd quatre de ses frères, son père et de nombreux amis proches, sous les balles, les bombes ou la torture. On le voit aussi se démener pour obtenir d’interlocuteurs occidentaux des armes et une zone d’exclusion aérienne. Ou encore accueillir une délégation de l’ONU venue « une demi-heure pour faire des photos » d’une ville en ruines. Le Basset idéaliste des débuts perd espoir, mais pas sa détermination, son immense charisme et la qualité qui fera résonner sa voix à travers le monde : un incroyable talent de chanteur et de chauffeur de foule.

Le fil conducteur de la vie d’Abdel Basset Sarout, ce sont ces innombrables chants, où, renouvelant sans cesse son répertoire de slogans, il se montre capable de galvaniser des assemblées de quelques amis comme des places noires de monde. Un discours politique construit, aussi, appelant à l’unité du peuple contre le régime, glorifiant « l’esprit de la révolution » et refusant la vengeance communautaire. Mais début 2015, après la chute de Homs, le « dabkeh », chant populaire et festif qui rythme les manifestations pacifiques en Syrie, laisse peu à peu la place au « nasheed », ode monocorde à l’islam. Le monde n’a pas levé le petit doigt malgré les massacres, l’ONU n’est pas revenue, les armes ne sont jamais arrivées et Homs est désormais une ville fantôme. C’est à cette période que Sarout donnera le plus bel argument à ses ennemis : le « gardien de but de la révolution » aurait prêté allégeance à l’État islamique.

Selon Wassim Nasr, « il s’agit d’une allégeance au combat, non d’une allégeance pleine et entière. Et cette période a été très courte ». Pour lui, « il faut se remettre dans le contexte où Homs est tombée et où l’EI est en pleine expansion, présent dans la province ». À ce moment, les jeunes comme Sarout ont pu considérer que l’EI et Al-Qaida étaient les derniers à pouvoir combattre le régime. « Sarout avait aussi un ami d’enfance dans l’EI, et ce type de facteurs interpersonnels est extrêmement important dans la société syrienne », explique le journaliste, qui opère une distinction nette avec les parcours de radicalisation des jeunes Européens.

Ce passage éclair chez Daech, Sarout s’en expliquera à plusieurs reprises par la suite (3). « J’étais de ceux qui voulaient prêter allégeance. J’étais frustré. […] Lorsque vous sortez d’un siège, que vous voyez depuis si longtemps les combattants à court de munitions, sans aucune issue politique, vous avez le droit de chercher une solution ailleurs. » De leur côté, les groupes jihadistes, soucieux de récupérer la détresse de ces jeunes, considèrent son aura révolutionnaire comme une prise de choix dans la bataille des consciences. Mais la nécessité a ses limites. « J’ai changé d’avis », expliquera-t-il : « Nous aurions dû pousser à l’Est » pour combattre le régime, mais l’EI imposait d’aller « établir un califat au nord, pour opprimer le peuple ».

L’épisode est vite refermé, mais la tache reste. Et ses ennemis, qu’ils soient pro-Assad ou issus d’autres factions rebelles, ne manqueront pas de l’exploiter. Pour Marie Peltier, « le parcours de Sarout offre des angles d’attaque à la propagande d’Assad, pour qui il n’y a pas d’opposition, seulement des terroristes ». Un discours qui fait mouche dans une Europe traumatisée par les attentats jihadistes. L’expérience Daech lui vaudra aussi d’être violemment combattu par le puissant groupe Hayat Tahrir Al-Sham, un temps lié à Al-Qaida, qui ne lui pardonne pas de s’être rapproché d’un groupe ennemi. Devant un tribunal islamique à Idlib, il devra démontrer la nullité en droit de cette allégeance avant de pouvoir retourner sur le terrain.

De retour au front en 2017, il commande une petite unité de Jaych Al-Izza, un groupe teinté d’islamisme radical, mais composante de l’Armée syrienne libre et constitué de jeunes originaires de Homs. « Un groupe qui a su rester indépendant, et dédié à la lutte contre le régime », selon Wassim Nasr. Mais pas de quoi susciter la sympathie occidentale. Si son look et son vocabulaire plaident en sa défaveur, Sarout fut pourtant de ceux qui continuent coûte que coûte à parler de révolution, là où certains n’ont plus que le jihad à la bouche. Il fut aussi de ceux qui sont restés quand la sagesse commandait de partir. C’est peut-être là que réside la force symbolique du personnage, celle qui explique les hommages : malgré les errances et les erreurs, il incarne cette « révolution orpheline (4) » qui continue d’exister entre régime et jihadistes. Il l’incarne dans toute sa complexité, mais jusqu’au bout : mourir debout plutôt que vivre à genoux.


(1) Auteure d’Obsession. Dans les coulisses du récit complotiste, Éd. Inculte, 2018.

(2) État islamique. Le fait accompli, Éd. Plon, 2016.

(3) « Syria feature : hope and tragedy of an uprising. An interview with Abdul Baset Sarout », EA Worldwiew, 8 mai 2016.

(4) Du titre de Ziad Majed : Syrie, la révolution orpheline, Éd. Sinbad/Actes Sud/L’Orient des livres, 2014.

Monde
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