Portugal : La parenthèse des Œillets

Raquel Varela retrace les expériences de démocratie directe menées pendant les deux ans suivant la révolution portugaise.

Olivier Doubre  • 10 juillet 2019 abonné·es
Portugal : La parenthèse des Œillets
© photo : Des manifestations de joie, le 27 avril 1974, à Lisbonne.crédit : STF/AFP

Voir un peuple découvrir la démocratie directe, recouvrer le droit à sa libre expression, imaginer et concevoir l’autogestion de ses lieux de travail, imposer le silence à la réaction et aux sbires du régime fasciste qui l’a opprimé des décennies durant est une sensation unique. Qui rappelle souvent les récits héroïques des assemblées de travailleurs durant la Commune de Paris, pour ne pas remonter à celles de 1848 ou de 1792 ! Ce livre passionnant (et enthousiasmant) montre ainsi l’engouement de tout un peuple renversant la dictature salazariste, avec pourtant 30 % d’analphabètes, peu politisé mais décidé à sortir d’une longue nuit d’interdits, de répression et de misère.

Spécialiste de la révolution des Œillets, de l’histoire du travail et des mouvements sociaux dans la péninsule ibérique, Raquel Varela conclut ainsi sa préface : « Au cours des deux années 1974-1975, les ordres cessaient d’être des ordres pour devenir des décisions collectives concernant la manière dont la société désirait vivre », après quarante-huit longues années de joug, dont les treize dernières marquées par des guerres coloniales.

Le régime s’épuisait à conserver un empire africain (Mozambique, Angola, Guinée-Bissau, Cap-Vert) fondé en grande partie sur le travail forcé. Et c’est bien ce refus des guerres coloniales et de leurs atrocités qui va mener à sa chute. De jeunes officiers et sous-officiers, marqués au fer rouge par ces affrontements sanglants outre-mer et regroupés dans le Mouvement des forces armées (MFA), parviennent à renverser le régime dans la nuit du 24 au 25 avril 1974. À partir de là, presque deux ans durant, le Portugal incarne l’espoir des gauches des années 1970, hésitant un temps entre les camps socialiste et occidental. Une « sorte de tourisme révolutionnaire » se développe bientôt vers Lisbonne et Porto, puisque nombre de militants d’Europe et d’au-delà emboîtent le pas, quelques années après 1968, à des milliers d’exilés portugais qui peuvent enfin rentrer chez eux.

L’espoir est immense : une vraie révolution progressiste et démocratique est en cours au sein d’une population laborieuse tiraillée entre de multiples organisations et tendances, des socialistes emmenés par Mário Soares au prosoviétique Parti communiste portugais (PCP), plutôt réticent d’ailleurs vis-à-vis des tentations autogestionnaires, jusqu’aux mouvements ou groupuscules guévaristes, trotskistes, maoïstes…

Mais au-delà de ces divisions idéologiques, Raquel Varela narre avec brio les dix-neuf mois durant lesquels, via des comités de travailleurs, d’usines, de quartiers ou de femmes, tout un peuple « en révolution » s’auto-organise et décide de reconquérir le cours de sa propre destinée. Une expérience unique, malheureusement (ou inévitablement) éphémère – mais formidable. Et un livre magnifique.

Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975 Raquel Varela, traduit du portugais par Hélène Melo, Agone, coll. « Mémoires sociales », 400 pages, 24 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

L’insurrection douce, vivre sans l’État
Idées 4 juin 2025 abonné·es

L’insurrection douce, vivre sans l’État

Collectifs de vie, coopératives agricoles, expériences solidaires… Les initiatives se multiplient pour mener sa vie de façon autonome, à l’écart du système capitaliste. Juliette Duquesne est partie à leur rencontre.
Par François Rulier
Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »

Il y a dix ans, les éditions Cambourakis créaient la collection « Sorcières » pour donner une place aux textes féministes, écologistes, anticapitalistes écrits dans les années 1970 et 1980. Retour sur cette décennie d’effervescence intellectuelle et militante avec la directrice de cette collection.
Par Vanina Delmas
« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »
Entretien 27 mai 2025 abonné·es

« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »

Alors qu’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de suppressions de postes, la CGT a décidé d’entamer une « guerre » pour préserver les emplois et éviter le départ du producteur d’acier de l’Hexagone. Reynald Quaegebeur et Gaëtan Lecocq, deux élus du premier syndicat de l’entreprise, appellent les politiques à envisager sérieusement une nationalisation.
Par Pierre Jequier-Zalc
Le mirage du recyclage
Écologie 21 mai 2025 abonné·es

Le mirage du recyclage

Malgré l’affichage et l’argent dépensé dans le recyclage, notre consommation de ressources naturelles ne ralentit pas. Un paradoxe que pointe un ouvrage – Du bon usage de nos ressources, de Flore Berlingen – appelant à changer radicalement de modèles de production et de consommation.
Par Mathilde Doiezie