La médina au centre du monde artistique

En pleine période électorale, la septième édition de Dream City s’est tenue à Tunis. Une biennale d’art en espace public qui reflète les difficultés du fragile système démocratique, mais aussi ses espoirs.

Anaïs Heluin  • 14 octobre 2019
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La médina au centre du monde artistique
© photo : Une structure éphémère invite les passants à des débats organisés par le collectif El Miad, à Tunis. crédit : Pol Guillard

Rue du Danemark, près du marché central de Tunis, situé dans la médina, a fait irruption le 4 octobre à 19 heures un objet non identifié. Une structure en bois de trois ou quatre mètres de diamètre conçue pour se détacher du décor alentour, qui, pour l’heure, commence à être envahi par la nuit, mais de manière discrète. Subtile.

À l’entrée de l’installation, à l’intérieur de laquelle sont fixés des gradins, une personne distribue des casques à ceux qui ne parlent pas le tunisois. Tout près d’une affiche de Dream City qui reprend une photographie de l’artiste chinois Li Wei prise en 2012 dans le cadre de l’exposition urbaine « Libres Corps en espace public ».

Le cercle se remplit rapidement. Il accueille des personnes venues assister au premier des cinq débats organisés par le collectif El Miad, formé par l’artiste plasticien Nidhal Chamekh, mais aussi des curieux qui passaient par là. L’édition 2019 du festival d’art en espace public, avec pas moins de 29 créations de toutes les disciplines, peut commencer.

Cette rencontre d’ouverture dit d’emblée l’ambition de Dream City, qui répond au désir des fondateurs de l’association L’Art Rue (les chorégraphes et danseurs Selma et Sofiane Ouissi) et de Jan Goossens (directeur du Festival de Marseille et directeur artistique de Dream City depuis 2015) de proposer une « plateforme de création, un espace humain partagé et une plaque tournante entre plusieurs territoires et mondes ». Et de faire écho aux grandes questions qui se posent aujourd’hui en Tunisie : « Que sera le nouveau chapitre que la Tunisie entamera après les élections de l’automne 2019 ? Que seront, demain, le rôle et la place des artistes, des structures culturelles, de la société civile et particulièrement des jeunes à Tunis et dans le pays entier ? » lit-on dans l’édito collectif du programme.

Consacré aux « souverainetés face à l’accord Aleca » en négociation entre l’Union européenne et la Tunisie, le débat suscite des paroles vives et diverses. Entre autres, celles de militants du collectif Block Aleca, de l’économiste Mustapha Jouili, ou encore d’Alaa Talbi, militant et directeur exécutif du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. Les témoignages et les colères se succèdent, comme ce sera le cas lors des rencontres suivantes autour de thématiques variées telles qu’« urbanisme, architectures et contrôle des corps », « art et décolonisation », « féminismes non institutionnels » et « violences policières ». Ce dernier sujet de débat a provoqué la crispation des principaux concernés, qui ont tenté de faire pression sur le festival afin d’en obtenir l’annulation. En vain.

« La parole publique s’est libérée avec la révolution en 2011. Mais ce mouvement a reculé avec l’essoufflement du mouvement social en 2013, et on a assisté à un retour, sinon de la censure, du moins d’une forme de contrôle de la liberté d’expression qui y ressemble », observe Nidhal Chamekh. Propos qu’aurait pu tenir aussi l’artiste Malek Gnaoui, qui a créé pour Dream City l’installation plastique et vidéo 0904 autour de la mémoire de l’ancienne prison civile dite du 9 avril, tristement célèbre sous Habib Bourguiba et sous Ben Ali. Celle que portent encore des personnes qui y ont été détenues, rencontrées par Malek, qui a imaginé à partir de leurs témoignages un personnage fictif. « Un certain Nasser Mnaja que personne n’aurait jamais vu, qui a suscité la curiosité et l’inquiétude de plusieurs ONG », s’amuse l’artiste issu de la céramique, dont le passionnant travail aborde divers sujets sociopolitiques. En l’occurrence, « le passé d’un pays qui cache son histoire, ses violences, et dont le présent n’est pas très différent ».

Pour les fondateurs de Dream City, « créer des espaces démocratiques nourris par les histoires de citoyens qui n’ont pas la parole d’habitude, des sociétés rêvées », passe depuis sa création, en 2007, par une approche artistique volontiers frontale de toutes les difficultés tunisiennes. Cela grâce à un dispositif unique en Tunisie qui permet à des artistes de toutes disciplines de la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord), d’Afrique subsaharienne et d’Europe de venir explorer sur une longue durée le territoire très populaire de la médina. Et de créer pour et avec ses habitants, dans le lieu de leur choix (des places publiques, des maisons et autres lieux privés, parfois des institutions culturelles), des spectacles qui, jusqu’à une époque récente, n’étaient visibles que pendant le festival. C’est un grand moment de visibilité pour L’Art Rue, fabrique d’espaces artistiques qui accueille de nombreux artistes en résidence et organise diverses activités éducatives.

En axant la première partie du festival sur des rencontres, Dream City souhaitait faire écho aux élections législatives du 7 octobre, marquées par une forte abstention et l’émergence de candidats indépendants de courants divers qui ont fait campagne contre l’offre politique existante. Du fait du décès du président Béji Caïd Essebsi, le festival s’est aussi déroulé entre les deux tours de l’élection présidentielle. Un contexte propice à l’échange d’idées, mais celui-ci n’a pas vraiment eu lieu. Ainsi, les « Ateliers de la ville rêvée » conçus par les chercheurs tunisien et belge Adnen El Ghali et Eric Corijn entendaient « contribuer à une transformation du contexte urbain tunisois ». Objectif irréaliste au vu de la teneur très académique des réflexions formulées dans l’écrin superbe mais clos de la bibliothèque de la Khaldounia.

« Le sujet m’intéresse, il faut s’en saisir, mais je ne suis pas sûre que ce type de rencontre soit approprié, ni utile », a remarqué une auditrice lorsque, enfin, la parole a été donnée au public. Ce à quoi l’intervenant belge a répondu que, pour faire reculer les inégalités en Tunisie, il fallait d’abord que les experts réfléchissent, qu’ils comprennent pour pouvoir mettre en place des solutions concrètes. Maladresse, dira-t-on, qui n’a fait que rendre plus évident l’emploi d’une terminologie clairement occidentale. Et hermétique à l’urgence de l’expression citoyenne mise en lumière par les agoras publiques du collectif El Miad.

Pourtant, la démarche de Selma et Sofiane Ouissi est bien différente : sous le régime de Ben Ali, ils mettaient pour la première fois l’art au cœur de la médina – quand l’espace public était entièrement confisqué par le pouvoir –, dans le refus des limites à la liberté de circuler et de se rassembler à plus de trois personnes. Dénués de moyens, mais avec une énergie et une inventivité telles que « plus de 5 000 citoyens ont suivi », se rappelle Selma Ouissi, pour qui « c’est la société tunisienne qui a imposé Dream City. Sans cet engouement, nous n’aurions jamais eu l’ambition de devenir directeurs de festival », poursuit-elle.

Depuis, le festival a pris beaucoup d’ampleur. Il a connu de nombreuses transformations et est de mieux en mieux financé par des institutions étrangères (le ministère de la Culture tunisien soutient, mais a minima). Surtout, il invite beaucoup plus d’artistes étrangers qu’à ses débuts. Pas moins de 75 % depuis 2012.

« Lorsque le festival est né, l’art en espace public était inexistant en Tunisie. Maintenant que des artistes tunisiens ont pris l’habitude de ce type de travail, il est important de faire venir des artistes du reste du monde arabe, d’Afrique et d’Europe, qui vont pouvoir ouvrir à leurs confrères de nouvelles perspectives », explique Béatrice Dunoyer, responsable des programmes de l’Art Rue.

Aux côtés des créations tunisiennes, on pouvait ainsi découvrir cette année l’installation de Boyzie Cekwana, d’Afrique du Sud, qui a travaillé auprès de certaines minorités en Tunisie sur « la question de la différence réprimée ou de la conformité forcée et de la violence qu’elle engendre », et celle du chorégraphe burkinabé Serge Aimé Coulibaly avec des jeunes de la Médina. On a pu voir le spectacle Transe, pour lequel le musicien irako-états-unien Amir ElSaffar a réuni un orchestre transnational de douze musiciens originaires de Tunisie, du Maroc et du Mali pour revivifier la pratique du stambeli, rituel de possession tunisien musical et dansé, en voie de disparition. Ou encore le travail du Belge Thomas Bellinck sur les pratiques contemporaines de la chasse humaine. Un programme foisonnant dans lequel on retrouve la belle singularité de Dream City, qui pour rester juste doit continuer de réfléchir à son développement.

Festival Dream City, du 4 au 13 octobre, www.lartrue.com

Culture
Temps de lecture : 8 minutes
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