Attentats de 2015 : consensus illusoire

Chercheuses en sciences sociales, Delphine Griveaud et Solveig Hennebert ont observé trois ans de suite les cérémonies en hommage aux victimes.

Delphine Griveau  et  Solveig Hennebert  • 6 novembre 2019 abonné·es
Attentats de 2015 : consensus illusoire
© La commémoration des attentats de 2015, le 13 novembre 2018.Karine Pierre/AFP

Le 13 novembre 2016. Tous les dix mètres, un panneau qui hier faisait probablement la publicité du nouveau burger de McDonald’s affiche ces simples mots : « Fluctuat nec mergitur (1) ». Le quartier est saturé de forces de l’ordre, de barrières, de journalistes, de badauds. Le temps doit s’arrêter. Mais il ne s’arrête pas. Un père peste devant un policier parce qu’il ne peut pas conduire sa fille à la crèche de l’autre côté du carrefour. Les passants qui tentent de suivre le cours normal de leur journée s’irritent. Poussettes et vélos deviennent des problèmes. Un trentenaire a du mal à fendre la foule pour poursuivre son itinéraire : « Putain, mais l’enfer quoi ! » Plus tard dans l’après-midi, au bord du canal, une vieille dame interpelle un bénévole : « Vous pouvez m’expliquer de quoi il s’agit ? Je ne comprends pas ! » Il lui explique que c’est un lâcher de lanternes en hommage aux victimes des attentats de l’année précédente. Elle rétorque : « C’est toujours au même endroit, on en a marre ! Vous ne pouvez pas aller place de la République, comme les autres ! » La grande place parisienne est alors le lieu où se réunissent les centaines de manifestants de Nuit debout.

Chercheuses en sciences sociales, nous avons choisi d’observer, en 2016, 2017 et 2018, les commémorations des attentats de 2015, qui avaient frappé Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le Bataclan, le Stade de France et plusieurs restaurants de l’Est parisien. Le 13 novembre 2016, qui ramasse différentes cérémonies dans un temps et un espace restreints – 24 heures, deux quartiers –, nous tendons l’oreille à ce qui se passe concrètement dans la rue autour des lieux de mémoire. Et tout au long de la journée, ce sont deux dimensions parallèles qui coexistent dans un même espace public : celle des politiciens, des familles des victimes et de la presse, à l’intérieur des barrières ; et celle de l’extérieur des barrières, gens ordinaires et passants affairés. Entre les deux se dresse un no man’s land patrouillé par les forces de l’ordre et les Renseignements généraux, qui tiennent le public à distance.

D’un côté, donc, la promesse de l’État – « Nous pourrons communier dans les mêmes émotions, en faisant fi de nos différences, car nous sommes une seule et même Nation », déclare François Hollande (2) –, car toute commémoration est affaire de communication, profondément politique : l’État veut rassembler, derrière lui. Mais, de l’autre côté, la présence à une cérémonie ne suscite pas nécessairement l’adhésion au récit proposé. Comme dans tout bon jeu de bouche-à-oreille, le message d’unité nationale et de rassemblement dans une même émotion n’est pas toujours reçu cinq sur cinq. Les foules éparses présentes aux diverses cérémonies anniversaires sont-elles toutes constituées de commémorants ?

Chaque 13 novembre, des associations, groupes et institutions organisent plusieurs événements, à des horaires et en des lieux différents. Chacun a quelque chose à dire, veut le faire à sa manière et à destination de différents publics. L’État affiche sa reconnaissance des victimes et cherche à rassembler, à créer de l’adhésion. Les associations de victimes veulent porter la mémoire vive de l’événement. Les ultras du PSG, quant à eux, organisent leur propre hommage chaque année, selon leurs propres codes, parce qu’ils ont perdu un des leurs au Bataclan. Des commémorations concurrentes ? Plutôt une diversité de la mémoire recherchée.

Derrière l’illusion de consensus autour de la commémoration des attentats de 2015, la réalité est éparse. Tout le monde ne se reconnaît pas dans les mêmes hommages, et les manières de faire des uns peuvent être très mal perçues par les autres. On a beaucoup vu, dans les médias, des images de bougies et de petits mots déposés aux alentours des lieux de mémoire. On a moins vu les manifestations religieuses – cette femme qui prie devant le Bataclan durant plusieurs minutes –, nationalistes – cet homme qui dépose un drapeau albanais devant une plaque ou cet autre qui écrit Kabylie sur une fresque participative –, commerciales – à l’image de ce vendeur de petits drapeaux français lors d’une commémoration –, contestataires ou semi-contestataires – ce groupe de proches d’une victime qui déposent des lanternes sur le canal en y inscrivant des mots vulgaires et en se moquant des autres lanternes : « Oups, lance avec ironie une femme à ses amies, j’ai oublié de mettre “cœur cœur arc-en-ciel” sur ma lanterne. » Tous ces gestes ont suscité des réactions vives et des altercations parfois violentes, des insultes. On n’a pas vu non plus à la télévision la soixantaine d’ultras du PSG – suivis d’une dizaine de camions de CRS – avançant militairement vers le Bataclan en chantant « Daesh, Daesh, on t’en-cule » comme s’ils étaient en plein match contre l’Olympique de Marseille, pour finir par s’agenouiller devant le Bataclan, en silence, dans l’épais nuage de fumée rouge de leurs fumigènes.

En somme, ce que l’on refuse de voir, ou ce qui fait mentir les images émouvantes véhiculées par les médias, c’est qu’il y a autant de manières d’investir la commémoration, ou de ne pas y aller, ou de ne pas savoir qu’on est à sa date anniversaire, que d’individus.

Ce que l’on refuse de voir également, c’est que les expériences les plus communes et les plus nombreuses de la commémoration sont à la fois celles des badauds venus apercevoir le Premier ministre et celles d’une certaine dose de conflit et de violence symbolique. Ces dernières mettent à mal le message d’unité nationale des responsables politiques ; elles n’en ont pas moins toute leur place dans le récit de la mémoire des attentats.

Dans les faits, tout se passe comme si, plus l’on s’éloigne des porteurs de message, plus la transmission cafouille. Tout près de la barrière, le silence frappe. Le recueillement et le contrôle du recueillement règnent, autrement dit les multiples tensions et rappels à l’ordre cristallisés avant et pendant la cérémonie : « Taisez-vous ! – Je fais ce que je veux, je suis dans la rue. » Pèsent autour des événements et de leurs commémorations une forte contrainte morale et une injonction à un discours lisse et consensuel – « c’est terrible quand même… » Ce que les gens disent, notamment à la presse, lors des commémorations semble plus proche de ce qu’ils pensent devoir dire que de ce qu’ils pensent réellement, d’où la vacuité à interroger directement et la nécessité de prêter l’oreille sans intervenir. Deux petits pas en arrière, la conversation tourne déjà autour de la politique du gouvernement actuel, et les conflits vont bon train. Plus l’on s’éloigne du lieu même de l’événement, réservé aux officiels et aux proches des victimes, plus la contrainte morale exercée s’étiole. Plus on se lâche, en fait… Un étiolement géographique… et temporel, car, au fil des ans, la foule devant le Bataclan est de plus en plus clairsemée.

D’un côté, pour beaucoup, bien que le rituel soit toujours le même – lecture des noms, dépôt de gerbes, minute de silence –, le temps cérémoniel semble davantage réglé par la présence des représentants de l’État que par l’hommage en lui-même. Comme ces trois amis qui listent les responsables politiques et les personnalités qu’ils ont pu apercevoir dans la journée. C’est à qui en a vu le plus. De l’autre, c’est très souvent l’occasion de parler politique, de dire son désaccord, de pointer du doigt. Un bon exemple le 13 novembre 2018, devant le Bataclan, alors que la minute de silence vient d’être pieusement observée par un couple de sexagénaires à côté de nous. Une fois le temps écoulé, la femme s’exclame : « Et voilà ! Et qui l’a fait l’attentat ? Bah, on ne sait pas… On ne nous dit rien. Non mais de quoi ils sont morts ? Je m’étonne que personne ne réagisse. Je trouve que, pour les familles, c’est honteux de rester dans le silence. C’est honteux de ne pas dire que c’est l’islam qui est à l’origine de tout ça. Non mais ils ne sont pas morts par hasard ! » Pour le couple de sexagénaires ici, ce n’est pas le recueillement qui prime, semble-t-il, mais l’indignation provoquée par la non-dénonciation de la religion musulmane, qu’ils estiment responsable.

Entre ceux qui stigmatisent une religion pratiquée par une grande partie de leurs concitoyens, ceux qui font la course aux personnalités et les inévitables débats politiques drainés par la présence de gouvernants plus ou moins haut placés, le dispositif dessiné par l’État sur l’idée que la mémoire est universelle et que l’émotion suscitée par son souvenir nous rassemble semble loin de fonctionner.

(1) « Il est battu par les flots, mais ne sombre pas », devise de la ville de Paris.

(2) Discours lors de l’hommage national aux victimes, le 27 novembre 2015 aux Invalides.

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