Sommes-nous en révolution ?

Les grandes mobilisations du passé peuvent nous aider à comprendre celles qui se jouent aujourd’hui, mais pas à prédire leur avenir.

Laurence De Cock  et  Mathilde Larrère  • 11 décembre 2019
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Sommes-nous en révolution ?
Friedrich Engels sur les barricades de Paris lors du soulèvement de 1848.
© Vitaliy Karpov/AFP

Le 5 décembre, et après ? Comment, vous qui êtes historien/historienne, voyez-vous les choses ? Que peut-il se passer ? » « Sommes-nous dans une période prérévolutionnaire ? » « Comment va-t-on sortir de la crise ? » « Le gouvernement va-t-il céder ? »

L’historien ou l’historienne est perplexe face à ces interrogations. Son métier l’inciterait plutôt à répondre à la question « Le 5 décembre, et avant ? » Car la connaissance du passé n’ouvre pas les voies de la prédiction de l’avenir. Est-ce à dire que l’histoire n’a rien à penser d’un mouvement en cours ou devrait s’interdire – sous peine de péché de présentisme – de projeter des analyses de possibles devenirs ? Des grèves qui prennent, débordées par la base, d’autres qui retombent comme un soufflé ; des répressions qui écrasent les mouvements, les mêmes répressions qui soulèvent, en réaction, combativité et solidarité… Tous ces scénarios ont existé. L’historien a quelques compétences en la matière, il connaît le poids de l’imprévu, de l’inattendu, du micro-événement qui peut faire basculer le cours de l’histoire d’un côté comme de l’autre. Qui, en février 1848, pouvait s’attendre à ce que la troupe tire sur la manifestation pacifique qui s’ébrouait sur les boulevards ? Que les gens porteraient les cadavres sur des tombereaux et parcourraient la ville en appelant au soulèvement ? Et qu’au matin du 24 février Paris se réveillerait hérissé de barricades ? Qui pouvait savoir que, cette fois, l’insurrection ne serait pas réduite par la répression, mais ferait chuter le trône ?

Des mercrediS alléchants Ils sont une cinquantaine dans la salle des mariages de la mairie du XVIIIe, à Paris, ce 4 décembre au soir. Beaucoup sont des habitués de ces « mercredis des révolutions », organisés depuis trois ans par la Société d’histoire des révolutions du XIXe siècle, d’autres sont venus intéressés par le thème de la séance. Une historienne des abolitions de l’esclavage dialogue avec un anthropologue spécialiste des constructions identitaires en Guadeloupe. On parle histoire, mémoire, révolte haïtienne, de la mulâtresse Solitude, du mouvement de 2009 du LKP… Les questions fusent dans la salle. Le programme est alléchant. Le 4 mars, Raphaël Meyssan, à qui l’on doit les merveilleux albums sur la Commune de Paris, discutera avec un spécialiste des caricatures révolutionnaires. Le 1er avril, le journaliste David Dufresne et l’historien Louis Hincker s’interrogeront sur la répression. Une belle initiative d’éducation populaire et de circulation des savoirs. Programme de la saison 2019-2020 sur www.mairie18.paris.fr/actualites/les-mercredis-des-revolutions-779
Nous savons aussi retrouver dans les sources les indices de la conviction révolutionnaire des personnes parties prenantes des événements. Chose rare que cette certitude qu’il y aura bien un avant et un après : « Un seul instant a mis un siècle de distance entre l’homme du jour et [celui] du lendemain », écrivait Condorcet dans le feu de l’action révolutionnaire, formule d’ailleurs reprise, pour une autre révolution, par l’écrivain Nodier dans ses Souvenirs : « Il y a cent ans du 20 au 30 juillet 1830. »

Surtout, nous sommes potentiellement acteurs et actrices de l’effervescence politique en cours. L’historien n’est pas (toujours) celui qui se terre dans une tour d’ivoire pour interpréter les faits. En 1995, une toute jeune historienne de la révolution, Sophie Wahnich, avec d’autres, est à l’origine de l’appel que l’on garde en mémoire comme « l’appel Bourdieu » en soutien au mouvement social. Interrogée par Le Point, elle dira à propos de l’implication des intellectuels dans la lutte : « On a assisté à l’alliance de ceux qui ne prenaient plus la parole et de ceux qui n’osaient pas s’en saisir (1). » Contribuer à tisser des alliances au présent peut aussi relever de notre rôle d’historiennes.

Mais parfois on nous presse malgré tout de répondre à la question posée. Dès lors, on devient peut-être plus sensibles aux signaux qui dessinent des possibles. Quels sont-ils aujourd’hui ? Divers secteurs professionnels sont en souffrance, victimes des mêmes logiques et politiques managériales, de la même aggravation des conditions de travail. Les inégalités se creusent et se renforcent de l’enrichissement des uns et de l’appauvrissement des autres. La délégitimation des pouvoirs en place et l’usage immodéré de la violence, policière et sociale ont pour effet-retour de relégitimer le recours à la violence politique par ceux qui contestent le pouvoir.

La congruence des soulèvements dans le monde ne peut également qu’interpeller : Algérie, Chili, Hongkong, Irak, Liban, Iran, Italie… Il y a peu de révolutions qui n’ont pas eu de caractère transnational et on sait les effets d’entraînement des insurrections les unes sur les autres, surtout à l’heure des réseaux sociaux. De même pouvons-nous affirmer que les grands soulèvements de l’histoire, révolutions, grèves générales, partent souvent d’une étincelle. Mais pour que l’étincelle mette le feu à la plaine, il faut que l’herbe soit sèche, le vent porteur, et qu’il ne pleuve pas ce jour-là. Tout ce que peut faire l’historien à l’instant où on le sollicite, c’est donner le sens du vent, marcher sur l’herbe, mais il ne peut pas empêcher la pluie.

(1) Le Point, 30 décembre 1995.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes
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