Surveillance : Petites phrases pour grand sujet

Les défenseurs de la reconnaissance faciale usent de rengaines caricaturales pour imposer leur point de vue et discréditer ceux qui s’y opposent.

Romain Haillard  • 15 janvier 2020 abonné·es
Surveillance : Petites phrases pour grand sujet
© VALERY HACHE / AFP

Aucun texte sur la reconnaissance faciale n’a encore été déposé devant le Parlement, mais le débat fait déjà rage. Chantres de la généralisation ou soutiens timorés – « expérimentons et après on discute » –, chacun y va de sa formule pour remporter la bataille des idées. Et à force d’entendre les mêmes petites phrases, il convient de scruter certains arguments à la loupe pour repérer les vieilles ficelles et les formules creuses.

Des « modérés », vraiment ?

Trouver des épouvantails, c’est vieux comme le monde, et même le « nouveau » en a fait sa marotte. Une vision simpliste de la politique, incapable d’appréhender le moindre enjeu sans le ramener au rapport de force dans l’Hémicycle. À gauche, les dangereux « bobos libertaires » de la Quadrature du Net. À droite, le tout-sécuritaire Christian Estrosi. Et au milieu, les modérés, la « voie éthique », portée par Cédric O, secrétaire d’État au numérique, et Didier Baichère, député de la majorité.

Ces trois camps ont pu se rencontrer lors d’un colloque organisé à l’Assemblée le 19 décembre. L’intitulé de la discussion reflétait la pluralité des points de vue représentés : « Reconnaissance faciale. Interdiction, expérimentation, généralisation, réglementation. Où en est-on ? Où allons-nous ? » Mais tous ne reçoivent pas la même attention, la Quadrature en fait l’amère expérience. Ses interventions sont accueillies par des sourires en coin, rarement prises au sérieux.

« Participer à ce genre d’événement devient un piège », regrette Martin Drago, membre de l’association, avant de poursuivre : « Pendant plus de quatre heures de discussion, peu de choses ressortent. Seul ce refrain reste : la technologie existe déjà, nous en avons besoin, alors comment la réguler ? » Malheureusement pour les partisans d’une interdiction, les deux autres camps ont beaucoup plus d’intérêts en commun, au point de se demander s’il en existe bien trois.

Une technologie « éthique »

Une mise en œuvre « à la française », sous-entendu de manière éthique, serait digne de notre pays. Là aussi, l’expression s’accompagne souvent d’un épouvantail : la Chine. Le pays où traverser au feu rouge dans certaines villes peut valoir une reconnaissance du faciès à la volée, puis un affichage de celui-ci dans l’espace public. Où, depuis le 1er décembre, tout abonnement à un service de téléphonie mobile est conditionné à un scan du visage.

La France n’est sûrement pas la Chine, mais, toutes proportions gardées, les dérives de la « patrie des droits de l’homme » méritent l’attention. La prolongation à six reprises de l’état d’urgence, puis l’inscription de ses dispositions parmi les plus répressives dans le droit commun ; la surveillance et la répression à l’égard des milieux contestataires ; un maintien de l’ordre, lui aussi « à la française », responsable de nombreuses blessures et mutilations, en toute impunité… Ces faits d’armes ont fini de ternir, voire de détruire, l’image d’une France soucieuse des droits fondamentaux. Alors, une reconnaissance faciale bien de chez nous, ça devrait nous rassurer ?

« Terrorisme », le mot magique

Même des bouches modérées ont désormais recours à une rhétorique extrême. « Si un terroriste attaquait et prenait la fuite, j’aimerais voir certains affirmer aux Français : non, nous n’utiliserons pas la reconnaissance faciale pour retrouver le suspect. C’est ça, le vrai débat », nous confiait une source proche du ministère de l’Intérieur. De quoi faire tenir dans un mouchoir de poche les opinions du débat décrétées dicibles. Pourquoi s’en priver ? Selon un sondage de l’Ifop (1), 84 % des répondants considèrent « acceptable » l’usage de cette technologie pour gérer des crises sécuritaires nationales, notamment des « attaques terroristes ».

À l’occasion du colloque au Palais-Bourbon cité précédemment, David Nguyen, directeur conseil à l’Ifop, commentait les résultats, avec une prise de recul à saluer. « On a mis le mot qui change tout », rapportait l’analyste, avant de poursuivre l’autocritique : « Depuis 2015 et les vagues d’attentats, vous pouvez faire passer ce que vous voulez à partir du moment où vous invoquez le terrorisme. » Une honnêteté intellectuelle à faire grincer des dents.

Une technologie « neutre »

Indiscutablement la formule préférée des industriels, mais sans aucun doute la plus discutable. Isoler la technologie d’un contexte particulier – dont elle est le produit – revient à penser hors-sol. Quel est le nôtre ? La lutte contre le terrorisme et la volonté de judiciariser la contestation. L’ennemi aurait changé, il serait « liquide », apte à se fondre dans la masse. Comment garantir le risque zéro quand l’ennemi peut potentiellement être « monsieur tout-le-monde » ? Avec la reconnaissance faciale, trouver l’aiguille dans la botte de foin deviendrait facile, mais au prix du passage en revue de chaque brin d’herbe de manière indifférenciée.

Séparer la technologie de ses usages tend à invisibiliser le « pourquoi » de la reconnaissance faciale. « Les technologies ne sont pas neutres : leurs “qualités” sont aussi politiques que techniques », constate la sociologue Élodie Lemaire dans une enquête sur la vidéosurveillance (2). À partir de l’étude d’une ville du nord de la France, elle consulte un appel d’offres d’une collectivité locale pour un parc de caméras, et épluche les termes employés : « Si le dispositif est présenté comme un outil de prévention et de dissuasion dans les appels d’offres et les réponses au client, la dimension répressive est davantage sous-entendue, notamment par les caractéristiques techniques des caméras – comme la haute résolution ou le nombre d’images par seconde pour permettre l’identification. […] Derrière le jargon informatique se nichent des choix politiques et idéologiques. »

« Modernisme » contre le passé

Les élus du sud de la France se sont particulièrement illustrés dans ce registre critique. Fin octobre, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a donné un avis négatif sur l’expérimentation de reconnaissance faciale dans deux lycées de la région Paca. Les élèves auraient disposé d’un badge contenant leur profil biométrique, reconnu – ou pas – par une caméra à l’entrée de l’établissement. Trois élus Les Républicains porteurs du projet ont très peu apprécié d’être stoppés net dans leur élan vers la « modernité ». Florilège : Renaud Muselier, président de la Région, a dénoncé « l’idéologie poussiéreuse » de la Cnil ; le député Éric Ciotti s’est déclaré outré par des « blocages idéologiques d’un autre temps » ; enfin, Christian Estrosi, maire de Nice et héraut de la reconnaissance faciale, a pointé « des principes dépassés » et fustigé une Cnil « bloquée au XXe siècle ».

Thomas Dautieu, directeur de la conformité à la Cnil, prend ces attaques avec philosophie. « Oui, nous existons depuis le 6 janvier 1978 et l’adoption de la loi informatique et libertés. Mais ce texte donne des principes déclinables à toutes les nouvelles technologies et reste robuste à leur encontre », se défend-il avant de rappeler fermement : « Ça reste un peu facile, la loi a connu des modifications et je tiens à rappeler que le règlement général sur la protection des données date de 2018. »

(1) Les résultats peuvent être consultés en accès libre sur le site Internet du think tank Renaissance numérique.

(2) _L’œil sécuritaire, mythes et réalités de la vidéosurveillance__,_ La Découverte, 2019.

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Reconnaissance faciale : Dans le viseur
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