« Je n’ai pas le sentiment de rendre un service indispensable à la Nation »

Aujourd’hui dans #lesdéconfinés, Pierre, coursier à vélo pour les plateformes de livraisons de repas. Si le pays est vraiment « en guerre », il s’interroge sur la nécessité de son activité.

Victor Le Boisselier  • 29 mars 2020
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« Je n’ai pas le sentiment de rendre un service indispensable à la Nation »
© Photo d'illustration : GERARD JULIEN / AFP

Depuis le vendredi 13 mars et les rumeurs d’un confinement imminent, j’assistai, effaré, à cette irrationnelle et déraisonnable cohue dans tous les négoces encore ouverts. L’on se précipitait sur tout ce qui était à portée de poigne, du papier hygiénique aux épices et des spaghettis jusqu’aux réconfortantes madeleines, comme si, en l’espace de quelques heures, la population s’était soudainement privée de toute autre ambition que celle de trôner sur un amas de victuailles !

Pour ma part, je concevais la situation telle une injonction à la sobriété, voire au dépouillement, à l’économie de mots, au calme et à l’introspection. Certainement pas à céder à la frénésie ni à verser dans la pensée magique, mais à s’en tenir à l’essentiel.

Je n’apporte pas de nourriture à des personnes agonisant la bouche béante sur leur paillasson

#Lesdéconfinés, une série de témoignages sur le travail et les nouvelles solidarités pendant le confinement. Nous cherchons des témoignages de personnes qui ne vivent pas leur confinement comme tout le monde. Si vous êtes obligés de sortir pour travailler ou si vous devez sortir pour créer de nouvelles solidarités (association, voisinage), racontez-nous votre expérience et envoyez-nous un mail.
La « guerre » fut donc proclamée, et il fallut que je revêtisse ma tenue de combat pour aller « livrer de la nourriture aux millions de personnes qui en avaient besoin en cette période troublée ». Voyez-vous, après plusieurs semaines de suspension de compte livreur pour un détail administratif et de difficultés à accéder aux créneaux de livraison, je ne pouvais me dispenser de m’exposer au virus ni même m’accorder le luxe de déserter, et comme pour bon nombre de mes confrères, l’arbitrage du porte-monnaie fut celui qui intervint en dernier ressort.

Nous sommes désormais « en guerre » mais je n’ai pas réellement le sentiment de rendre un service indispensable à la Nation, comme le font d’autres professions, notamment dans le secteur médical : je n’apporte pas de nourriture à des personnes agonisant la bouche béante sur leur paillasson, ni à des vieillards cacochymes et encore moins à des infirmes. Manquerait plus que les plateformes de livraison de repas se fassent passer pour les Restos du Coeur ! Ha ! Je m’autorise donc à en tirer la conclusion que les prestations que nous effectuons durant le confinement relèvent du confort personnel et de l’agrément, non d’une nécessité impérieuse.

Des mesures protectrices à revoir

Il n’en demeure pas moins que les risques de contamination ne sont pas nuls, loin de là, aussi bien pour nous livreurs, que pour les clients et les employés des restaurants. Mais, miracle de la bureaucratie, une procédure de livraison « sans contact » censée prévenir toute contamination nous fut imposée : le restaurateur est sommé de déposer la commande dans notre sac, et une fois arrivé chez le client, c’est lui-même qui l’en extrait une fois que nous avons ouvert notre sac et reculé de deux mètres.

Cependant, je suis tenté de penser que la personne qui a conçu cette procédure n’a probablement jamais effectué de sa vie une livraison, ou qu’elle a l’habitude qu’on lui ouvre les portes… Il faut tout de même se figurer que les personnes auxquelles nous livrons des repas ne sont pas, en général, des sans-abri assis sur le trottoir. Non, ce sont des personnes qui ont un logement, auquel nous accédons après avoir utilisé un interphone, un digicode, poussé plusieurs portes, actionné une minuterie, appuyé sur des boutons d’ascenseur… en somme de nombreuses surfaces sur lesquelles le virus peut se trouver. Ainsi, nous avons tout le loisir de nous contaminer, ou de propager le virus. Il n’est donc pas raisonnable de procéder ainsi et il conviendrait que la livraison se fasse au pied de l’immeuble, c’est une question de bon sens et de civisme.

Une désinfection totale

En temps normal, le trafic routier m’impose de ne pas me départir d’un état d’hypervigilance. Désormais, c’est le virus, et plus précisément sa présence suspectée. Chacun de mes gestes est mesuré et je m’astreins à de nouveaux rituels. Avant de sortir de chez moi et d’aller rouler dans les rues fantômes, qui sont bien agréables à emprunter dois-je dire, je désinfecte mon sac de livraison, le guidon, les leviers de frein et la selle de mon vélo, les lampes, l’antivol, mon téléphone, bref tout ce que je touche régulièrement pendant mon service, et naturellement mes mains, continuellement, à tel point que leur peau en est desséchée, que des gerçures apparaissent.

L’utilisation de gants chirurgicaux n’est pas envisageable car d’une part ils ne protègent pas du froid et d’autre part sont trop fragiles pour la pratique du vélo. Je ne porte pas davantage de masque, celui-ci ne me permettrait pas de m’oxygéner convenablement durant l’effort, et le porter seulement face aux clients m’obligerait à le toucher pour l’ajuster, et ainsi mon visage par la même occasion, ce qui est déconseillé…

En somme, plutôt que de nous rembourser nos achats de produits d’hygiène à hauteur de 25 euros, ce qui est plutôt louable, les plateformes gagneraient en respectabilité à écouter ceux qui détiennent les compétences pour exécuter la livraison. Ou bien alors elles devront répondre un jour des conséquences des risques qu’elles nous font prendre à TOUS.

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