Le désarroi des pêcheurs français confinés

Les conséquences sanitaires et économiques de l’épidémie de Covid-19 n’ont pas épargné les pêcheurs français. Retour sur trois semaines d’inquiétudes et d’incertitudes.

Vanina Delmas  • 6 avril 2020
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Le désarroi des pêcheurs français confinés
PHOTO : Marché aux poissons du Touquet le 15 mars 2020. ©Ludovic Marin / AFP

Dans la baie de Saint-Brieuc, le mois de mars marque la dernière ligne droite pour la saison de la coquille Saint-Jacques. La réglementation stricte – pêche autorisée seulement le lundi et le mercredi à des heures précises – oblige les pêcheurs à s’organiser et à être assidus car chaque jour, chaque pêche compte. Cette année, la pandémie de coronavirus a tout bouleversé. Le marché du poisson s’est effondré, les criées ont fermé tour à tour, les usines de décorticage n’étaient plus en capacité de traiter toutes les arrivées. Le comité local des pêches des Côtes-d’Armor a donc décidé de suspendre jusqu’au 31 mars la pêche à la coquille. Un _« cas de force majeure » qui s’est appliqué à toute la flottille, même aux pêcheurs travaillant en dehors de toute organisation de producteurs (OP), sans intermédiaire.

« Depuis le 17 mars, nous n’avons connu que des bas… se désolent Aurélie et Victor Coutin, à la tête de l’armement Ki dour mor (loutre de mer en breton) connu pour pratiquer la pêche de la coquille en plongée. Que les bateaux qui vendent à la criée, sous l’OP, et ayant besoin des usines naillent pas en mer, c’est dommage mais compréhensible. Mais que tous ceux qui se décarcassent depuis des années pour vendre en direct subissent la même chose, sans même avoir été consultés, c’est injuste ! » Sans recours possible, le couple a dû annuler du jour au lendemain 70 commandes : huit marées ratées représentent une perte de chiffre d’affaires entre 15.000 et 20.000 euros. Quant à leur deuxième activité, la pêche d’ormeaux, celle-ci a pris fin avec la fermeture des restaurants. Pour le moment, ils ont pu payer les quatre salariés pour les quinze premiers jours de mars mais pour la suite, c’est l’incertitude la plus totale.

On nous parle de 70% du salaire brut. Mais à la pêche, le salaire brut change un peu tous les mois. Donc sur quelle base on indemnise les matelots ?

Pendant ces trois semaines de mars, la filière pêche française a vogué tant bien que mal sur une mer houleuse. Dans un premier temps, les marchés italiens et espagnols ont fermé, engendrant une dégringolade des prix. La fermeture des établissements scolaires et restaurants, le 14 mars, a fait chuter la vente d’importants volumes. Les stocks de lotte, de sole, de turbot débordaient et les prix coulaient à pic : certaines espèces vendues à 20 euros par kg partaient à 1 ou 2 euros. Les navires, notamment les hauturiers, ont accosté et n’ont plus quitté le quai tandis que quelques côtiers continuaient à travailler. Une note de FranceAgriMer datée du 31 mars précise que, du 23 au 29 mars, « 146 navires ont débarqué 612 tonnes contre une moyenne 2018-2019 de 495 navires et 2.947 tonnes.»

Progressivement, les consommateurs sont sortis de leur torpeur et ont voulu racheter du poisson frais pour accompagner leurs kilos de pâtes. L’offre et la demande se sont donc inversées : moins de poisson à la criée mais des prix qui flambent. La semaine suivante, l’annonce de la fermeture des marchés ouverts a fait frémir les pêcheurs vendant en direct. « Chaque semaine, de nouvelles informations du gouvernement tombaient pour interdire ou fermer tel lieu de vente. Nous n’avions aucune visibilité sur l’état du marché et donc sur la quantité pouvant trouver preneur. Chez nous, nous sommes tombés à 7-10 tonnes par jour contre une moyenne de 60-70 tonnes en temps normal », résume Grégory Pennarun, directeur de la criée du Guilvinec (Finistère). Dans le principal port français d’artisans-pêcheurs, six hauturiers sur 35 ont repris la mer pour des marées de trois ou quatre jours maximum. Un roulement autogéré permet d’éviter que tous les bateaux rentrent en même temps au port et seule la vente à la criée du soir a été maintenue pour satisfaire les poissonniers, les grandes surfaces et les quelques mareyeurs de retour.

Des ports au ralenti

Dans la Manche, les navires pêchent les coquilles habituellement dans la baie de Seine, et entre Dieppe et Le Tréport. Dans ce port normand, tout tourne au ralenti depuis la mi-mars. Seuls quelques petits bateaux d’une dizaine de mètres voguent encore. « Certains ont la possibilité de vendre car la famille possède une poissonnerie mais les autres restent à quai car le marché est complètement désordonné », raconte Olivier Becquet, directeur de la Coopérative des pêcheurs du Tréport. Dès les premiers jours, la poissonnerie municipale a fermé, puis les autres ont suivi car les clients préféraient s’approvisionner dans les hypermarchés. « Sur les six poissonniers de la halle, seulement deux sont restés ouverts, mais ils ont également fermé car ils jetaient énormément de marchandise », précise Olivier Becquet, qui n’a jamais connu une situation pareille.

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Difficile pour des marins de rester sur la terre ferme. Pour Imanol Ugartemendia, la décision a été immédiate et unanime au sein de son équipage. La criée de Saint-Jean-de-Luz ayant complètement fermé la première semaine, il lui était impossible de vendre leur pêche. Avec ses vingt ans d’expérience, il connaît les conséquences d’un tel arrêt. « Je me suis tâté pour repartir en mer car le maquereau est là en ce moment. On est tributaire du passage du poisson car on ne va pas le chercher aussi loin que les pélagiques. on attend qu’il passe devant chez nous, et on ne sait jamais combien de temps il va rester, et quels poissons passeront après, explique-t-il. J’ai sondé mes gars, et ils n’étaient pas très chauds alors, c’est statu quo ! » Puis sa femme a eu quelques symptômes ressemblant à ceux du Covid-19, donc le médecin lui a conseillé de rester à la maison au moins quinze jours. Depuis, il attend :

En 15 jours, on aurait donc pu gagner environ 1.000 euros chacun, mais le marché est toujours incertain. Et ce n’est pas du tout notre philosophie de jeter notre poisson à la poubelle, on préfère rester à la maison.

D’autres pêcheurs basques ont moins bien accepté la situation, surtout lorsqu’une semaine après l’annonce des mesures, ils ont observé de l’activité dans le golfe de Gascogne, grâce au système AIS de détection en temps réel des navires. Quatre chalutiers nommés Sandettie, Annie Hillina ou Prins Bernhard ont continué leur activité, sous le regard médusé de pêcheurs artisans contraints de rester à quai. « Ces bateaux mesurent 80, 100 ou 120 mètres et peuvent surgeler jusqu’à 400 tonnes de poissons par jour. À titre de comparaison, la criée de Lorient, première criée française, en traite 200 tonnes en temps normal », dénonce Thibault Josse, de l’association Pleine mer. Des pratiques ni illégales, ni nouvelles mais un deux poids, deux mesures qui rend les injustices entre pêche artisanale et pêche industrielle encore plus flagrantes. Face à ces mastodontes, sonner l’alerte ne suffit plus pour la plupart des pêcheurs français. L’association Pleine mer a lancé une consultation pour continuer son enquête et éventuellement engager des actions prochainement. (Formulaire à retrouver ici)

Circuits courts salvateurs

Si le choc des premiers jours de confinement a touché tous les pêcheurs, ceux ayant misé sur la vente directe n’ont pas perdu le nord. Nicolas Brin a encaissé tant bien que mal la fermeture de deux gros marchés : « Celui de Parentis a été annulé dès la première semaine, puis celui de Biscarrosse dans la foulée, ce qui représente pratiquement 1.000 euros chacun. Sans la vente directe, cela aurait été catastrophique pour nous », lâche le marin-pêcheur landais. Une chance pour lui, ses Amap partenaires ont continué à fonctionner. Pas de perte financière pour le moment, mais une réorganisation du travail qui demande des sacrifices et une charge de travail supplémentaire après la sortie en mer. « D’habitude je rentrais vers 15 heures et je faisais une petite sieste. Depuis trois semaines, il faut compter deux ou trois heures de plus pour peser le poisson, le mettre en caisses, faire l’emballage, livrer… »

Dans le bassin d’Arcachon, Olivier Argelas aborde la saison propice aux bars, seiches, merlus et autres daurades royales ou marbrées avec sérénité grâce à ses divers canaux de vente. À cause du mauvais temps de l’hiver, le patron de l’Ex-Nihilo n’avait pas pu sortir et accumulait quinze jours de retard sur ses commandes en Amap. « L’intégralité de ma pêche du début de confinement est passée dans les Amap. J’ai vendu aux prix contractualisés avec elles donc je me suis affranchi de ces problématiques de marché. » Et paradoxalement, l’exode des Parisiens et des Bordelais à Lège-Cap Ferret a aussi apporté des consommateurs de poisson frais : la cabane sur le port a rouvert pour vendre en direct deux fois par semaine, inhabituel en cette saison. Pour la suite, le pêcheur aquitain est confiant :

Je ne vois pas ce qui pourrait nous empêcher d’aller en pêche car cela fait partie des activités essentielles au même titre que l’agriculture. Se nourrir, c’est le nerf de la guerre.

En cette période de crise sanitaire, le modèle de la vente directe devient une bouée de secours pour certains, une nouvelle échappatoire pour d’autres, et plus généralement un excellent exemple de résilience. Certaines institutions comme les régions Nouvelle-Aquitaine et Bretagne lancent leur plateforme. La boutique en ligne Poiscaille est restée « sur le pont, mais avec un équipage réduit » : les abonnements Casiers de la mer ont été suspendus jusqu’au 13 avril mais la boutique continue de fonctionner à la carte, avec de la livraison en points relais, et à domicile, mais avec des recommandations sanitaires précises. En Martinique, l’application Pwason Matinik créée en 2018 connait un regain d’intérêt.

Depuis près d’un an, l’association Pleine mer parcourt le littoral français de Dunkerque à Saint-Jean-de-Luz et en Méditerranée à la rencontre des pêcheurs, mareyeurs, criées pour répertorier toutes les initiatives de vente directe existantes. Leur cartographie recense aujourd’hui plus de 250 points, cachant parfois plusieurs producteurs. Thibault Josse reste lucide : « La crise du coronavirus ne résoudra pas le paradigme des circuits courts en France mais permet de mettre en lumière des exemples concrets. Pour qu’une prise de conscience pérenne et efficace émerge après la crise, il faudra continuer le plaidoyer afin d’obtenir des engagements et des investissements financiers. »

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Promiscuité inévitable

Dans la plupart des ports, la reprise de la pêche devrait se faire au compte-gouttes. « Mais il ne faudrait pas que tout le monde redécolle en même temps car, même si le marché est très soutenu en ce moment, il ne supporterait pas une activité normale : toute la pêche ne serait pas absorbée », prévient Grégory Pennarun depuis le Finistère. Si les pêcheurs-artisans propriétaires de leur bateau ont souvent continué les virées d’une ou deux journées, les armements structurés hésitent davantage, confrontés à la protection de leur équipage. Olivier Becquet explique :

Si vous envoyez un navire en mer avec un équipage dont un élément est porteur du coronavirus et le transmet aux autres matelots, c’est la responsabilité de l’armateur qui est en jeu.

La promiscuité de la vie à bord ne facilite pas le respect des gestes barrières. « C’est impossible de respecter une distance de 1,50 mètre entre chaque matelot sur des petits bateaux comme les nôtres mesurant 6 et 7 mètres. Le gel hydroalcoolique sert-il à quelque chose en mer ? Où trouver des masques ? Et sont-ils encore efficaces alors qu’ils seront trempés aux premiers embruns ? » s’interrogent Victor et Aurélie Coutin, se sentant peu accompagnés dans ces prises de décision.

Dans les Côtes-d’Armor, la pêche à la coquille devrait reprendre ce lundi 6 avril. Victor Coutin pourrait en théorie remettre sa combinaison de plongée dès cette semaine. Mais l’épidémie de coronavirus rôde encore autour d’eux. L’un de leurs matelots préfère ne pas prendre de risques car sa compagne est asthmatique, un autre ayant été en contact avec une personne positive au Covid-19 doit rester confiné. Et surtout, des questions de survie restent toujours sans réponse : comment protéger l’équipage ? Comment se protéger en tant qu’employeur ? Les assurances suivront-elles ? Quelles mesures mettre en place pour reprendre la mer sereinement ? Un avenir proche encore très brumeux.

Santé Écologie
Temps de lecture : 11 minutes
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