Le jour d’après sera-t-il décarboné ?

Pour le savoir, observons quel monde les acteurs de la finance tenteront de construire à travers leurs services dans les prochains mois, et sachons débusquer l’écoblanchiment !

Lucie Pinson  • 20 mai 2020
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Le jour d’après sera-t-il décarboné ?
©Des militants d’ANV-Cop 21 lors d’une action contre BNP Paribas, le 27 mars 2017. Photo : STEPHANE DE SAKUTIN/AFP

Depuis la COP 21, les grandes banques internationales ont alloué 2 700 milliards de dollars aux énergies fossiles, dont une partie significative à des entreprises qui augmentent leur production d’année en année (1). La crise du coronavirus va-t-elle constituer un signal d’alarme pour ces acteurs ? Rien de moins certain. BlackRock, le plus gros investisseur au monde, qui s’engageait en janvier sur une batterie de mesures sur le climat, vient récemment de voter contre des résolutions climat déposées à l’assemblée générale de Barclays ou d’entreprises des énergies fossiles par des actionnaires désireux de mettre ces groupes sur le chemin de la transition.

La Banque centrale européenne ne fait pas mieux (2). Sur les fonds aujourd’hui mobilisés, via le « quantitative easing », pour aider les acteurs économiques à résister aux chocs actuels, plus de 132 milliards d’euros devraient aller à des entreprises fortement émettrices de gaz à effet de serre (GES) : Total, Shell, mais aussi Fortum, dont la filiale Uniper s’apprête à ouvrir une centrale à charbon en Allemagne et à poursuivre les Pays-Bas devant un tribunal privé pour s’opposer à la décision démocratique du pays de sortir du charbon d’ici à 2030. Ses propres objectifs climat, la BCE s’assoit dessus.

Qu’en est-il de la place financière de Paris ? L’année dernière, elle s’engageait à ce que ses membres, assureurs, banques et investisseurs, adoptent une stratégie de sortie du charbon d’ici à mi-2020. Reclaim Finance a fait les comptes : nous en sommes à cinq qui s’y sont tenus, à deux mois de l’échéance. Même si ces membres-là sortaient du charbon, cela ne suffirait évidemment pas.

Le monde d’après sera décarboné de toutes énergies fossiles, ou il porte mal son nom. Or un rapport de Reclaim Finance et des Amis de la Terre France (3) montre que les banques et les investisseurs français soutiennent toujours un des secteurs les plus dévastateurs pour l’environnement et le climat : celui du gaz et du pétrole de schiste. Interdit en France en raison des pollutions des sols et des impacts sanitaires qu’il génère, le secteur a connu une croissance considérable ces dernières années. Les garants du succès : le soutien inébranlable de l’administration Trump, qui abat les régulations environnementales afin de faire des États-Unis le premier exportateur, et les banques et investisseurs qui maintiennent le secteur sous perfusion.

Depuis l’adoption de l’accord de Paris, la Société générale, le Crédit agricole, BNP Paribas et le groupe Banque populaire-Caisse d’épargne (BPCE) ont accordé 24 milliards de dollars de financements aux pétrole et gaz de schiste nord-américains. Les acteurs financiers français, dont Axa et Rothschild & Co, totalisent de surcroît 12 milliards de dollars d’investissements dans les entreprises les plus agressives dans le développement du secteur. La Société générale arrive de très loin en tête, ayant à elle seule financé le secteur pour près de 11 milliards de dollars depuis 2016. Comme à son habitude, elle a réagi avec une campagne de communication soigneusement préparée, dans laquelle elle déclare parier sur les énergies décarbonées – comprendre le gaz, autrement dit une énergie fossile.

Même niveau chez Rothschild & Co, qui déclare n’être exposé qu’à des entreprises peu actives dans le secteur. Une affirmation qui ne résiste pas à l’analyse : EOG Resources et Diamondback Energy ne sont que deux des entreprises trouvées dans son portefeuille et qui ont plus de 90 % de leurs réserves dans les gaz et pétrole de schiste.

BNP Paribas s’est, elle, empressée de rappeler qu’elle avait exclu les entreprises spécialisées du secteur – passant sous silence le fait que sa filiale de gestion d’actifs n’avait toujours pas appliqué une politique adoptée en 2017.

Réaction plus intéressante, celle du Crédit agricole, qui a financé ce secteur à hauteur de 6 milliards de dollars depuis 2016 et qui a annoncé qu’elle réduirait à 0 d’ici à 2022 « son exposition aux producteurs indépendants et spécialisés(4) » . Une mesure pleine de bon sens sur le plan financier, puisqu’il s’agit d’abandonner des entreprises déjà au bord de la faillite, mais qui ne fera rien pour désamorcer la bombe climatique qui est prête à éclater dans les bassins de gaz et pétrole de schiste aux États-Unis. En effet, les plus gros développeurs du secteur ne sont pas des « pure players » de l’extraction du pétrole et du gaz de schiste, mais des entreprises très diversifiées comme Shell, Exxon Mobil ou Chevron. Seuls Axa et BPCE n’ont pas réagi. Qui ne dit mot consent ? À défaut d’être décarboné, le jour d’après aura sa dose d’écoblanchiment, de silences révélateurs et de fausses annonces.

(1) « Banking on climate change 2020 : le financement aux énergies fossiles par les banques internationales », Rainforest Action Network, Reclaim Finance.

(2) « Le sale “quantitative easing” de la BCE », Reclaim Finance.

(3) « La place financière de Paris au fond du puits », Les Amis de la Terre France, Reclaim Finance, mai 2020.

(4) « Crédit Agricole annonce des premières mesures insuffisantes de sortie du secteur des pétrole et gaz et schiste », Reclaim Finance, Les Amis de la Terre France, 13 mai 2020.

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 5 minutes
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