« Je ne peux pas respirer »

Les populations racisées, qui subissent les violences policières, sont aussi les plus exposées aux conséquences du déni climatique qui prévaut dans les politiques néolibérales.

Geneviève Azam  • 17 juin 2020
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« Je ne peux pas respirer »
© Marseille dans un brouillard de pollution en février 2019.Photo : BORIS HORVAT /AFP

Je ne peux pas respirer ». Ce cri ne peut être banalisé. Il est définitivement celui d’une personne, George Floyd, de sa souffrance et de sa tragédie personnelle. Il appartient aussi à des communautés meurtries qui l’ont amplifié et partagé avec celles et ceux qui ne veulent plus respirer l’irrespirable.

Les populations noires et racisées ont été les plus atteintes par le coronavirus aux États-Unis. Elles vivent dans les zones les plus polluées, assignées pour beaucoup à la pauvreté, à la malbouffe, à l’absence de protection, à un air encombré de particules étouffantes, à la violence raciste et sexiste, à la police qui se charge d’étouffer ce qui reste de vie. C’est une nouvelle fois, en peu de temps, l’épreuve du réel dans toutes ses dimensions croisées qui vient déranger « l’ordre du monde » et le jeu de rôle des puissances installées. Au cœur du capitalisme mondial. Au cœur de la fabrication du chaos climatique.

Aux États-Unis, depuis les années 1980, des mouvements populaires de base, grassroots movements, ont combattu l’implantation d’incinérateurs, les dépôts toxiques, l’épandage massif de pesticides, la contamination des sources d’eau par des installations industrielles et minières dans des zones abandonnées à la pauvreté et à la discrimination raciale. Ce fut le départ des mouvements pour une justice globale, une justice écologique. Ces années 1980, qui installaient justement l’hégémonie du néolibéralisme, venu au secours d’un capitalisme industriel à bout de souffle, à coups de destruction des réglementations environnementales et sociales héritées notamment des mouvements de contestation des années 1960.

Ces politiques néolibérales ont accéléré et globalisé les désastres de la civilisation industrielle. Jusqu’à l’arrêt récent du moteur en raison de la pandémie. Le spectre d’un chômage massif est à nouveau brandi pour justifier son remplacement par un moteur encore plus puissant. Pour sauver « l’emploi », non pas l’activité des travailleurs concrets, leurs revenus, leur dignité, leur sécurité, mais l’emploi comme catégorie statistique, objet abstrait pour la valorisation et l’expansion du capital et de ses infrastructures industrielles. Dans un bégaiement irresponsable, les règles environnementales, qui avaient timidement répondu à une nouvelle conscience écologique à partir des années 2000 (un « cauchemar » selon les néolibéraux), et les règles sociales ayant survécu à l’offensive contre les sociétés sont dans le viseur. En pleine crise du coronavirus, la suppression des normes de pollution de l’air par Donald Trump n’a rien d’une anecdote. D’autant que, sans tweet intempestif, les lobbys européens manœuvrent dans le même sens, comme le montre un rapport récent des Amis de la Terre et de l’Observatoire des multinationales (1).

Dans ce paysage enfumé, nous mesurons l’ampleur du déni climatique. Alors que des millions de vies sont menacées, dès maintenant et de manière concrète par les effets du réchauffement, les plans actuels de sauvetage industriel dans les secteurs les plus polluants et vecteurs de pollution sont une insulte à la raison et au sentiment de commune humanité. Ils condamnent ces millions de vies. Ils privent les salariés de leur capacité à imaginer les reconversions nécessaires, à en débattre et à mettre en œuvre leur savoir-faire. Ils les condamnent à subir d’autres chocs certainement plus violents encore. Si le choc pandémique a provoqué une chute des émissions de gaz à effet de serre, le record de concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère a été atteint en mai 2020 : 416 ppm (2). Avec ses conséquences en matière de santé, problèmes respiratoires notamment et réchauffement de l’atmosphère terrestre.

Ce que les pouvoirs décident d’ignorer, c’est que des dérèglements écologiques majeurs nous éloignent définitivement des années 1980 : aucune puissance techno-économique, aucune start-up nation ou start-up city, avec ses hauts conseils à l’économie et à l’intelligence « artificielle », ne viendra à bout d’événements qui ne sont plus des projections pour le futur mais la réalité brutale du présent. Pour respirer, l’heure est à la reconquête et à l’occupation des milieux de vie et de travail, à l’entraide et à la solidarité, aux choix politiques à tous les échelons de décision.

(1) « Lobbying : l’épidémie cachée », juin 2020, https://multinationales.org (2) PPM : particules par million de molécules ; la concentration était de 270 au début de l’ère industrielle, 290 en 1900 et 389 en 2010.

Geneviève Azam Membre d’Attac

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 4 minutes
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