« Gran Balan », de Christiane Taubira : Fresque guyanaise

Roman polyphonique, Gran Balan dessine, via une galerie de portraits, un territoire à la fois contemporain et ancré dans l’histoire, avec une inventivité littéraire vertigineuse.

Jean-Claude Renard  • 7 octobre 2020 abonnés
« Gran Balan », de Christiane Taubira : Fresque guyanaise
Marche à Cayenne en soutien à la grève générale, le 28 mars 2017.
© JODY AMIET/AFP

Une dédicace d’abord : « À cette jeunesse dont on obstrue l’horizon. En indifférence. Impunément. » Même la ponctuation a son importance. Un exergue ensuite : « Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. » Des mots signés Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs. Le ton est donné. Celui de ce premier roman de Christiane Taubira, Gran Balan. Curieux titre. Qui trouve son explication au mitan du roman : quand tu es à gran balan, « c’est quand tu sais manœuvrer le ressort qui te permet de prendre ton essor pour contrôler ton propre sort ».

Du ressort, c’est bien le moindre bagage nécessaire qu’il faut à cette foule de personnages qui habillent le roman, principalement tourné vers la jeunesse, « encerclée par les risques, les abandons, les à-quoi-bon ». Mais pas seulement. On y croise des mères anxieuses, avec toujours une « angoisse d’avance sur les dangers qui traquent » leur progéniture, cuisinant avec trois fois rien pour leur marmaille, des femmes qui prennent sur elles « tous les péchés des hommes », un notable « vertical portant chapeau et tenant canne, prompt à distribuer des leçons de morale, consommateur assidu d’hosties », une vieille dame fringante et caustique, un vieil homme qui vit en autarcie, entre son verger, son potager et la pêche, rebelle à l’injustice, va-nu-pieds réfractaire.

Et puis Ti-Momo, « maître de parole, râleur et chansonnier, toujours à philosopher et se livrer à toutes sortes d’acrobaties avec des sons sonores, en français, en créole et dans cette langue intermédiaire qui vagabonde de l’une à l’autre, où Ti-Momo coupe, hache, écrête, écorne, écaille, il ponce, distord les mots et les sens ». Dans son maniement de la langue, on aura tôt fait d’identifier celle de l’auteure, cabriolant avec les mots, les expressions, glissant le langage parlé dans l’écrit. Et dans l’aisance.

Gran Balan, c’est une galerie de portraits (virant à l’universel) qui dessine le plein tableau social et politique d’une Guyane à la fois contemporaine et ancrée dans l’histoire. Un tableau composé de chapitres dans lequels l’auteure rappelle les Nègres marrons, ces anciens esclaves « qui avaient fait le choix de la rupture totale », l’épopée aurifère sur le plateau des Guyanes, la spoliation des terres, le pillage colonial du bois, par tonnes débarquées dans les ports de Rouen et de Honfleur ; revient sur la figure du chevalier de Saint-George, bretteur, violoniste et abolitionniste, sur les mécanismes d’exclusion actuels ; cite abondamment Léon-Gontran Damas, Astrid Roemer, Peter Tosh ou encore Aimé Césaire…

Voilà qui fait fresque. Avec son carnaval, alliant burlesque et provocation, peuplé de diablesses, véritables « arcs-en-ciel ondoyants », animé de corps « lisses et luisants », où l’on se montre « ingénieux dans l’organisation, endurants dans les réjouissances », sous l’œil réprobateur de l’Église, dans une Cayenne transpirant « des patiences -amérindiennes qui bouillonnent sous l’effervescence caribéenne, des rémanences africaines qui continuent d’affleurer, des raideurs et des effarements franco-européens qui jouent des coudes ». Une Cayenne traversée de coutumes, de refrains, de chansons, de traditions musicales et culinaires. Gran Balan : livre dense et foisonnant, gourmand s’il en est. Au sens large.

Gran Balan Christiane Taubira, Plon, 360 pages, 17,90 euros.

Littérature
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