Nos vies sur une échelle de 0 à 10…

Un duo de journalistes décortique la manie des notations. Un phénomène plus profond et plus pervers qu’il n’y paraît.

Erwan Manac'h  • 4 novembre 2020 abonné·es
Nos vies sur une échelle de 0 à 10…
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Notez le livreur de machine à laver ; recommandez une chaîne de location de voitures ; évaluez votre conseiller Pôle emploi et votre médecin de ville… La frénésie des notes n’en finit plus de gagner du terrain. Dans une enquête journalistique vivante et fouillée, Vincent Coquaz et Ismaël Halissat, journalistes à Libération, examinent toutes les facettes d’une frénésie qui, doucement, s’immisce dans les moindres recoins de notre vie sociale.

Les auteurs racontent comment TripAdvisor a conduit au débarquement, dans les restaurants les mieux cotés, de hordes d’évaluateurs à l’affût de la moindre faille et par-dessus tout concentrés sur le rapport qualité-prix. Comment les sites de vente en ligne ont fait naître une véritable industrie de la note d’une totale opacité. Ils reproduisent le témoignage de chauffeurs Uber et de livreurs Deliveroo « désactivés » – c’est-à-dire congédiés – parce que leur moyenne est inférieure à 4 sur 5, quand bien même le consommateur ignore ce qu’il est censé noter et l’impact qu’un geste devenu machinal peut avoir sur les travailleurs.

Dans l’entreprise, ce poison instille la division, le stress, les manigances et les tricheries. Il éloigne du véritable sens du travail et aliène le salarié, par l’intermédiaire d’un éventail de primes, aux desiderata d’un client aveugle aux rouages du système auquel il participe. Même les managers disparaissent pour laisser la place à une notation continue des salariés entre eux, offrant un « feed-back en continu à 360° » selon le verbiage du moment. « La note permet d’automatiser les punitions comme les gratifications, écrivent les auteurs. On punit en dehors de tout cadre juridique, de toute légitimité démocratique. » Alors que des primes indexées sur le taux de réponse aux questionnaires de satisfaction sanctionnent les salariés lorsque leurs clients choisissent de boycotter l’évaluation.

L’enquête démarre dans le Shandong, province de l’est de la Chine, où les autorités municipales attribuent à chaque citoyen des notes qui peuvent leur valoir des bonifications ou des sanctions, comme l’interdiction d’avoir un poste de fonctionnaire ou de prendre l’avion. Cet extrême, décrié jusqu’en Chine, a tendance, estiment les auteurs, à masquer l’ampleur du phénomène de traçage social qui existe déjà partout sur la planète, et particulièrement aux États-Unis. Des entreprises se sont en effet spécialisées dans le profilage individuel à l’aide des données personnelles recueillies sur le Net. Elles identifient ainsi les citoyens financièrement vulnérables ou susceptibles d’avoir des problèmes de santé. Ces informations intéressent notamment les compagnies d’assurances, ce qui ouvre la voie à des pratiques discriminatoires et liberticides.

Cette enquête accessible et enrichie de nombreux exemples offre toutes les clés pour comprendre un phénomène bien plus avancé qu’on ne l’imagine. Un livre 3 étoiles !

La Nouvelle Guerre des étoiles Vincent Coquaz et Ismaël Halissat, Kero, 200 pages, 17 euros (papier), 11,99 euros (e-book).

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

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