Aurélien Taché, le repenti

Depuis qu’il a quitté LREM, le député du Val-d’Oise est de nombre des combats de la gauche : violences policières, migrants, discriminations, luttes sociales…

Nadia Sweeny  • 3 février 2021 abonné·es
Aurélien Taché, le repenti
« Je fais vœu de pénitence, je me suis trompé », reconnaît l’ex-« bébé Macron »
© Christophe PETIT TESSON/POOL/AFP

Les traits tirés, le teint pâle : à 36 ans, Aurélien Taché porte les stigmates d’un homme en lutte. Depuis que le député du Val-d’Oise a quitté les bancs de La République en marche, en mai 2020, « il en prend plein la gueule », témoigne son équipe. Il est loin, le temps des faveurs du roi, quand ce « bébé Macron » déambulait d’un plateau de télé à l’autre sanglé dans un costard bleu marine façon start-up nation. Il était l’un des jeunes loups qui entouraient le Président lors de son accession à la fonction suprême. Ceux de la « bande de Poitiers », jeunes transferts du PS aspirés par la Macronie : Stéphane Séjourné, conseiller du Président et compagnon de Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, Pierre Person, ex-numéro 2 du parti, Sacha Houlié, député de la Vienne… Aurélien Taché était tout à gauche sur la photo. Le chouchou du Président, attaché aux questions d’immigration et de discriminations, qui lui parlait franchement.

Son image « de gauche » a surtout été bien utile au chef de l’État pour faire passer ses lois ultralibérales au début du quinquennat. Aurélien Taché a été de toutes les grandes œuvres antisociales : ordonnances travail, qui dégradent la représentativité syndicale et plafonnent les dommages et intérêts en cas de licenciement ; loi asile et immigration, qui « durcit l’accès au long séjour des mères isolées d’enfants français, obligées d’enchaîner les petits boulots sans insertion sociale possible », souffle Me Stéphane Maugendre, président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti).

Aurélien Taché fut aussi l’un des rapporteurs de la loi sur l’assurance-chômage. « Il n’est pas question de toucher au cœur de l’assurance-chômage », avait-il promis le 22 août 2018. Pourtant, celle-ci aboutit au déshabillage de l’Unedic, crée « plus de sanctions pour les chômeurs et génère énormément de précarité »,déplore Denis Gravouil, négociateur de la CGT pour l’assurance-chômage. Une loi qui devait même aboutir – jusqu’à l’annulation de cette mesure par le Conseil d’État – à un nouveau calcul des indemnités chômage : une perte considérable pour les plus précaires. Une loi « plus dure que les ordonnances de 2017 », de l’aveu même de l’entourage de Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail. « Une infamie », reconnaît aujourd’hui Aurélien Taché_. _

Contreparties sociales

En arrière-plan, les combats furent plus rudes qu’il n’y paraît, défendent ses proches. « Sur la loi asile et immigration, Aurélien a fait 72 propositions, dont pas même un quart ont été reprises, explique Fiona Lazaar, députée du Val-d’Oise, qui a claqué la porte du parti présidentiel le 16 décembre 2020 et rejoint les Nouveaux Démocrates, parti que vient de cofonder Taché. On a fini par la voter en se pinçant le nez parce qu’on a arraché la fin du délit de solidarité. Aurélien a aussi été très engagé sur la pauvreté : quelques mesures ont été prises par le gouvernement, mais c’est très maigre. » L’histoire de ce député en Macronie semble se résumer à celle d’un libéral pétri de l’espoir fou de contreparties sociales à la précarité produite par ses mesures économiques. Des contreparties qui n’ont, en fait, jamais été sérieusement à l’ordre du jour du gouvernement.

Aurélien Taché a bien tenté de construire un courant « de gauche » aux côtés de l’avocat Jean-Pierre Mignard, bref marcheur des tout débuts. En juin 2019, ils lancent Hypérion, un think tank censé donner une doctrine au macronisme. Mais à LREM, comme dans tout bon parti de droite, l’idéologie est un gros mot. « Dès que j’en parlais, je me faisais siffler, se souvient-il. Les marcheurs pensent que, mathématiquement, un problème a une solution. Ils s’enferment dans un pragmatisme contraire à l’essence même de la politique. Moi, je crois aux idées. Pour moi, il n’a jamais été question d’effacer les clivages, mais de les réinventer : sans clivages, il n’y a plus de politique. »

Emmanuel Macron est aussi tétanisé par l’éventualité d’un retour de frondeurs. Par conséquent, le « en même temps » se résume à une sorte de « consensus isoédrique, aérien, qui finit par créer un mouvement qui tourne uniquement autour du Président », décrit Jean-Pierre Mignard. « Pour Emmanuel Macron, on n’a pas à composer avec les autres. Il y a un chef et il fait ce qu’il veut, constate Aurélien Taché. Il n’a aucun respect pour les contre-pouvoirs ni les corps intermédiaires. » Si le député assume un libéralisme économique, il n’en est pas moins profondément démocrate.

Sensation d’être arnaqué

Le premier déclic vers le départ se produit en septembre 2019 lors d’un discours présidentiel devant les députés LREM. « Le Président arrive en retard, comme d’habitude, et dit en substance : “L’immigration n’est pas un problème pour les bourgeois mais pour les pauvres.” Je ferme les yeux, j’oublie qui parle et j’entends : travail, sécurité, immigration… Un discours qu’aurait pu tenir Xavier Bertrand. J’ai mis six mois à le digérer. » Puis vient la loi sur les retraites, dans laquelle « il ne devait pas y avoir d’âge pivot », suivie de la loi « anticasseurs ». « Là, j’ai clairement dit que je voterais contre. » Il s’abstient. Disruption façon retour à l’envoyeur. L’éloignement produit par le confinement finit de convaincre l’ancien socialiste. « J’ai eu une sensation de réveil : je me suis fait arnaquer »,dit-il.

Quand, en mai 2020, le député claque la porte, les stratèges du parti tentent de remettre le couvert : « Le virage à gauche va arriver ! » Une promesse usée jusqu’à la moelle. « Je leur ai dit : “Vous rêvez complètement !” Certes, ça n’est pas désagréable d’être le chouchou du Président, mais ça ne suffit pas. Je n’ai eu aucune victoire politique. J’ai arrêté d’y croire. »

À la place, le virage autoritaire se confirme. Après la répression des gilets jaunes, vient la loi de « sécurité globale », les questions de laïcité, la stigmatisation des musulmans… Aurélien Taché monte au créneau face à -Marlène Schiappa, la ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, qui l’accuse d’appartenir à une « gauche identitaire » qui « porte la culture de l’excuse ». Le vallsisme est de retour. Le même qui avait poussé le militant socialiste vers la porte du PS. « En 2016, on sortait du débat sur la déchéance de nationalité et Macron nous disait : les réfugiés sont des héros ! » se souvient-il, des étoiles dans les yeux. Le candidat à la présidentielle avait alors un discours très libéral sur les questions de société. « Il est très fort : il sait très bien manipuler les autres. C’est un charmeur de serpents. »

Mais le Président, parachuté, sous-estime le poids de la culture politique et militante issue du terrain. Après un passage à la tête de l’Unef à Limoges, où il suit des études de droit public, Aurélien Taché milite à la section socialiste Chapelle-Goutte d’Or, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Il intègre un cercle de réflexion sur l’immigration, la discrimination, les inégalités, etc. C’est de là qu’il tient sa sensibilité sur ces sujets et sa frustration de les voir dévoyés. « Les questions sociétales, Emmanuel Macron s’en fiche, pense aujourd’hui le député. En fait, il a voulu mener une aventure politique comme il l’a fait dans le milieu de la banque. Imposer des barèmes aux prud’hommes et passer sa politique pro-entreprises. Point. »

Repentir ou opportunisme ?

Cela dit, l’anti-vallsisme du député ne s’est pas toujours exprimé de manière très lisible. En 2016, Aurélien Taché apporte son soutien à Myriam El Khomri pour l’investiture socialiste aux législatives dans l’arrondissement du nord de Paris. Déjà à cheval entre le PS et En marche, il préfère la ministre signataire de la loi travail, et le tournant antisocial et répressif qu’elle incarne, plutôt qu’Afaf Gabelotaud, soutenue par Anne Hidalgo. La ministre remporte l’investiture par 89 voix contre 84. « Mon vote pour Myriam était plus par amitié. Et puis, en réalité, la loi travail, c’était surtout Valls… » argumente-t-il aujourd’hui. Une militante se souvient de l’avoir prévenu : « Tu vires à droite, Aurélien. »

Quelques semaines plus tard, la ministre appelle à voter pour Manuel Valls aux -primaires socialistes, avant d’afficher son ralliement à la majorité présidentielle. De son côté, Aurélien Taché se présente dans le Val-d’Oise sous l’étiquette En marche. Il dément que son vote ait eu une quelconque visée stratégique. « C’était un bon militant, se souvient un socialiste de la section -Chapelle-Goutte d’Or. Mais son ralliement à En marche a été une trahison. »

À gauche, Aurélien Taché porte son bilan en Macronie comme une tare. D’autant que la crise sanitaire a fait exploser les fractures sociales : « Je fais vœu de pénitence : je me suis trompé, je suis désolé. » Aujourd’hui, le chouchou déchu réclame l’augmentation des APL, dont il prônait la réforme en 2017, déboule à Calais pour dénoncer la politique suivie en matière d’accueil des migrants, étrille le gouvernement sur Twitter. « Il revient aux convictions qu’il a toujours eues, juge un socialiste. Je ne pense pas que ça soit uniquement par opportunisme. Je pense qu’il y a vraiment cru. »

Rassembler la gauche

Paradoxalement, la crise sanitaire pourrait lui être politiquement profitable. Elle a mis sous perfusion étatique l’ensemble de l’économie et rendu les ultralibéraux inaudibles. Les orientations économiques ont donc perdu de leur pouvoir de division politique au profit des questions d’émancipation et de libertés publiques chères à la gauche. Une gauche qu’Aurélien Taché voudrait voir rassemblée. Une gauche qu’il définit comme un projet politique capable de «rendre la liberté accessible à tous ».

Le député, qui assume désormais sa place d’opposant, appelle à « une cure démocratique » : « Il faut en finir avec la Ve et le présidentialisme, multiplier les espaces de pouvoir et opérer une vraie décentralisation », explique-t-il.

À la veille d’élections décisives, le retour d’Aurélien Taché dans la famille suscite quelques manifestations d’intérêt. Si, aux municipales, il soutient Anne Hidalgo à Paris, il rejette de manière épidermique le Parti socialiste, qui, juge-t-il, « n’a pas évolué ». Comme tous les députés de son nouveau mouvement, Aurélien Taché est désormais non-inscrit à -l’Assemblée nationale. Pour faire profiter leur parti des aides publiques, ils se sont rattachés à EELV. Un rattachement présenté comme purement financier. Mais, chez les écolos, certains se demandent si Julien Bayou, tête de liste EELV aux régionales, ne va pas faire du pied à Aurélien Taché. Pour la présidentielle de 2022, les « Nouveaux Démocrates prendront part aux débats », prévient celui-ci. « Certes, c’est un libéral, mais il est courageux sur les questions de société. Il a des convictions, analyse un élu EELV qui l’observe d’un bon œil. Parmi tous ces anciens macronistes perdus, il semble l’un des plus structurés. Il faut voir ce qu’il vaut sur le temps long. »

Quelques mois après son départ, d’autres membres de la « bande de Poitiers » ont pris leur distance avec le Président. Sacha Houlié et Pierre Person ont quitté leurs fonctions au sein de LREM. « On ne s’est pas concertés, assure Aurélien Taché, mais j’espère qu’on se retrouvera. Quoi qu’Emmanuel Macron en pense, on a eu une vie politique avant lui et on en aura une après. » La question reste : laquelle ?

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