Jean-Louis Comolli : Éthique de responsabilité

Dans Une certaine tendance du cinéma documentaire, Jean-Louis Comolli défend la dignité, à l’écran comme dans la salle, contre l’emprise sans foi ni loi du marché.

Christophe Kantcheff  • 17 mars 2021 abonné·es
Jean-Louis Comolli : Éthique de responsabilité
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Ce livre part d’une inquiétude. Elle est née chez Jean-Louis Comolli, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, écrivain et cinéaste, d’une réponse que lui a faite l’éminent festival de documentaires Cinéma du réel. Ayant soumis aux responsables du festival, en vue d’une sélection, son dernier opus – un film où il s’entretient avec Nicolas Philibert sur le pourquoi et le comment de l’œuvre de celui-ci –, il s’est vu opposer un refus au prétexte qu’on n’y apprenait _« rien de neuf » sur le réalisateur d’Être et avoir.

Ce jugement, laissant pour le moins sceptique qui connaît la qualité des deux protagonistes, est le point de départ de la réflexion de l’auteur. Car, pour lui, ce « rien de neuf » n’est pas seulement absurde. Il est le signe d’une « certaine tendance du cinéma documentaire », référence évidente au fameux texte de François Truffaut dénonçant, dans les années 1950, la pesanteur d’un cinéma dit de qualité française. Ici, le mal est de notre époque : le marché, qui s’introduit y compris là où il ne peut tirer de gros profits, l’économie du documentaire étant modeste. Ce « neuf » s’apparente à un « mirage, écrit Comolli, [qui], grâce à l’horloge universelle du marché, exerce un fort pouvoir d’attraction. Tout comme les journaux, les festivals de cinéma et les distributeurs de films sont pris de frénésie de nouveauté. Il faut ensemble du neuf et du superlatif ».

Une fois ceci posé, Jean-Louis Comolli détecte ce qui fait symptôme. C’est d’abord une méfiance de plus en plus grande envers le cinéma de paroles – dont relève son film avec Philibert, intitulé Nicolas Philibert : hasard et nécessité. Autrement dit, ce qui produit des liens et des idées, mais exige une attention renouvelée. Plus généralement – et ce constat traverse tout le livre –, le principe d’égalité tend à s’amenuiser. L’égalité entre celui ou celle qui filme et la personne filmée. C’est pourtant un des fondements du documentaire, rappelle l’auteur, citant les pionniers du cinéma direct, Jean Rouch et Pierre Perrault.

L’auteur donne des exemples, dont, à juste titre, deux films de Raymond Depardon, Délits flagrants (1994) et 10e Chambre, instants d’audience (2004). Leur problème ? Le filmage « froid » des accusés démunis face à la machine judiciaire les fait paraître ridicules et, par là, comiques. Autre exemple, plus récent : Ni juge ni soumise (2019), de Jean Libon et Yves Hinant. Or, quand la relation éthique s’érode à l’écran, cette dégradation s’opère également dans la salle. Le rire ainsi provoqué chez le spectateur est de piètre qualité. Il le place dans une position de supériorité. Voici venu « un temps du mépris, celui des puissants envers les faibles ».

Cette évolution n’est pas spécifique à une certaine tendance du documentaire. C’est un ensemble de représentations qui verse dans ce sens, très prégnant à la télévision, où l’indignité se mue en normalité, de « Strip-tease » (« le magazine qui déshabille la société »), dans les années 1980 et 1990, jusqu’à « Touche pas à mon poste ». Cette posture de domination ou de « petits malins » dont jouit le (télé)spectateur (ou l’internaute) se retrouve chez ceux que Comolli appelle ironiquement les « déniaisés », dont « Le Masque et la Plume », « consternante tribune histrionique de la critique », est un emblème.

On pourrait discuter quelques-uns des traits lancés par l’auteur, mais pas ce qu’il souhaite préserver du documentaire, qui en fait son prix et sa beauté : son esprit de responsabilité, qui s’oppose à l’absence de morale caractéristique du capitalisme.

À ce texte est adjointe une introduction écrite après coup, en août 2020, c’est-à-dire entre deux confinements. C’est comme si la période ouverte avec la pandémie ne faisait qu’aggraver les craintes de l’auteur. Mais le vent a beau souffler puissamment dans le sens de la marchandisation du cinéma via les plateformes de type Netflix et la vision des images à la maison (ou domestique, mot dont le double sens n’est pas anodin), Jean-Louis Comolli persiste à batailler à contre-courant, théoriquement et politiquement. Son livre montre qu’il ne perd rien de son ardeur. Nous en avons besoin.

Une certaine tendance du cinéma documentaire, Jean-Louis Comolli, Verdier, 85 p., 7 euros.

Littérature
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