Free cède à l’appel de l’ubérisation

L’opérateur déploie dans le quasi-secret des minicentres d’appels autonomes. Une révolution accueillie en interne comme les prémices d’un démantèlement des sites actuels. Une chute de 9 % des effectifs est prévue dès 2021.

Erwan Manac'h  • 7 avril 2021 abonné·es
Free cède à l’appel de l’ubérisation
© Phone headset on desk (Photo by Odilon Dimier / AltoPress / PhotoAlto via AFP)

C’est un big bang qui se dessine discrètement au sein du groupe Iliad et projette les 2 200 employés de ses centres d’appels français dans l’inconnu. L’opérateur Free a commencé le déploiement de minicellules autonomes de neuf conseillers, appelées Free Proxi, chargées de répondre aux problèmes techniques et aux réclamations d’environ 25 000 abonnés chacune, à la place des quatre centres d’appels historiques du groupe. Il prévoit en outre une compression d’au moins 9 % des effectifs dans les centres en 2021.

Verbatim

Xavier Niel Fondateur de Free (entretien à Society, 27 mai 2016)

« Les salariés des centres d’appels, ce sont les ouvriers du XXIe siècle. C’est un métier horrible. Le job qu’ils font, c’est le pire des jobs. Je m’intéresse aux activités qui m’intéressent. Est-ce que les centres d’appels de chez Free sont une activité qui me passionne ? Non. […] On a pris la décision de continuer à les avoir en interne et de continuer à les salarier. Parce qu’on pense que c’est notre responsabilité sociale. Maintenant, si à un moment ou à un autre, franchement, c’est trop de problèmes et de galères, on fera ce que font les autres [la sous-traitance, NDLR]. Ce n’est pas du chantage, ni une menace. »

Anonyme Secrétaire Unsa du comité social et économique de Centrapel (Paris)

« Nous observons une baisse du flux d’appels, sans savoir à quoi elle est réellement due : le projet Free Proxi ou la sous-traitance, qui est un fléau pour nous. Nous ne pouvons que spéculer et certains scénarios font froid dans le dos. Qu’est-ce qui va se passer pour ceux qui n’auront pas leur place dans les cellules Free Proxi ? Faut-il craindre de finir comme Mobipel [le centre d’appels cédé par Free à un sous-traitant en 2019] ? Nous avons vu ce qui pouvait arriver aux sites un peu trop remuants, mais nous ne pouvons pas accepter de vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Sinon, le syndicalisme n’a plus lieu d’être. »

David Mégard Délégué FO Com sur le site de Bordeaux (Equaline)

« Pour les abonnés, le projet Free Proxi est avant-gardiste. Mais il nous inquiète en ce qui concerne la santé psychique des salariés. Les syndicats jouent le rôle d’assistante sociale dans les centres. Les employés s’adressent à nous parce qu’ils ont peur de la répression. Sans nous, ils feraient des gestes inconsidérés. Avec des minicellules disséminées partout, notre mission deviendra un vrai casse-tête, sachant que c’est déjà très compliqué. Ça fait des mois que nous alertons : avec le Covid, les abonnés sont très énervés. Nous subissons des violences en appel, huit ou neuf heures par jour. Mais, chez Free, le salarié, c’est de la matière première. Quand il est fatigué, il dégage. »

Le désir d’« ubériser » le métier de télé-conseiller démange Xavier Niel de longue date : « On a besoin de se faire ubériser, et c’est même mieux de le faire nous-mêmes », affirmait-il en janvier devant un parterre de journalistes économiques,rapporte Capital dans un premier article sur Free Proxi (1). L’idée, selon le groupe Iliad, est de préfigurer « une nouvelle forme de relation abonné, encore plus humaine et encore plus personnalisée »,avec un conseiller attitré à chaque client, qui lui répond d’abord uniquement par e-mail et peut se déplacer en cas de besoin. Une manière de « rester compétitif mais surtout disrupteur » sur le marché hyperconcurrentiel des opérateurs, comme l’indique une note interne dont Politis a pris connaissance.

Mais ce projet constitue également un basculement sans précédent dans la gestion des ressources humaines, dans un secteur où le travail est réputé extrêmement difficile et où des méthodes de management dures ont déjà valu une mauvaise publicité à Free (2). En cas de généralisation, c’est le démantèlement pur et simple des centres d’appels français qui serait sur la table.

Performance

Les syndicats ont émis à l’unanimité, début 2020, un avis défavorable sur le projet, ce qui est rare au sein du groupe. Ils craignent de disparaître des radars, car les cellules Free Proxi sont calibrées pour compter moins de dix employés, seuil en dessous duquel il n’est pas obligatoire d’avoir un représentant du personnel. Selon nos informations, dans l’une des cellules en expérimentation, un salarié a travaillé onze heures par jour pendant neuf jours, en raison d’une « erreur » de son manager, selon la direction. Un mauvais signal, qui laisse les syndicalistes songeurs : quels contre-pouvoirs auront les salariés face à l’arbitraire du « coordinateur » de leur équipe ? Les cellules seront-elles légalement autonomes ou rattachées au groupe Iliad, avec les droits syndicaux d’un grand groupe ?

Les élus doivent se contenter de réponses parcellaires et de bruits de couloir depuis plus d’un an. La première cellule a été ouverte en octobre 2019 dans le plus grand secret. Des téléconseillers découvrent avec stupéfaction quelques semaines plus tard que des appels au 3244, la hotline de l’opérateur, commencent à être captés par Free Proxi. Et le premier point d’information organisé par le groupe, en janvier 2020, demeure laconique. Officiellement, l’expérimentation est limitée « à une très petite partie des abonnés », assure Iliad. Après un an d’amorçage, on comptabilise dix-sept cellules dans douze villes. Vingt-trois autres doivent être déployées en 2021, pour couvrir au total 15 % des abonnés Internet et 10 % des abonnés mobile à la fin de l’année, lorsque le déploiement complet du projet devra être décidé. Des recrutements extérieurs seront également signés à partir du 1er juin, après une phase de test d’abord déployée avec des téléconseillers mis à disposition, qui conservent leurs contrats dans leur centre d’appels. Autant dire que le projet semble voué à se généraliser.

« C’est la mort des grands centres d’appels, prévient Patrick Mahé, représentant du syndicat Sud Télécom. Xavier Niel profite de la généralisation du télétravail pour ventiler le droit syndical et le salariat façon puzzle. C’est le patron flingueur. Et au bout du bout, ce qu’on peut redouter, c’est la casse du salariat avec des travailleurs en contrat d’autoentrepreneur. » Pour l’heure, il n’est officiellement pas question d’avoir recours à de tels statuts. « Mais on peut tout imaginer », s’inquiète Christophe Scaglia, élu CFDT du personnel à Marseille et délégué au comité de groupe, qui dénonce le manque d’information, à l’unisson des autres formations syndicales.

Ces syndicalistes hésitent toutefois à déclarer la guerre au projet Free Proxi. « C’est servi sur un plateau d’argent, lâche un élu sous couvert d’anonymat. Beaucoup de collègues y vont parce qu’ils sont prêts à tout pour quitter les centres d’appels. » Le projet s’adresse pour l’instant uniquement aux volontaires, garantit polyvalence et esprit start-up, et offre aux opérateurs la possibilité de travailler sur des sites plus proches de chez eux. La pression à la performance devrait toutefois rester maximale, à en croire les grilles de primes communiquées aux salariés, qui collectionnent des indicateurs de production (nombre de demandes traitées) et une note de « satisfaction client » individuelle et collective. Chez Free Proxi, le cocktail d’indicateurs donne plus d’importance au nombre de requêtes traitées. « Ce paiement à la tâche sent l’ubérisation à plein nez », souffle un élu Unsa du centre d’appels parisien du groupe (Centrapel).

Délocalisation

Sur les plateaux, l’impact du projet est déjà tangible. Selon les premiers calculs, forcément lapidaires, d’un cabinet d’experts sollicité par les salariés marseillais, en juillet 2020, Free Proxi devrait détruire 320 emplois de télé-conseillers. Le « non-remplacement systématique des départs » a été annoncé en début d’année dans les centres d’appels, pour suivre un « ajustement naturel » des effectifs. Sans plan social, la filiale compte faire chuter ses effectifs de 9 %, grâce à la mobilité interne, mais aussi à l’énorme turn-over dans les centres d’appels.

Ce chiffre cache toute-fois un phénomène plus massif que le seul projet Free Proxi, car les personnels transférés dans les minicellules restent comptabilisés dans les effectifs des centres d’appels jusqu’en juin 2021. D’autres raisons structurelles expliquent donc les diminutions d’effectifs. Officiellement, le déploiement de la fibre optique, plus fiable, et l’intelligence artificielle entraînent une diminution du nombre d’appels. Officieusement, personne n’ignore qu’un important mouvement de délocalisation est à l’œuvre depuis des années. « Nous savons que deux centres ont la même activité que nous à l’étranger, mais nous ne savons pas où ils sont, ni pour qui ils travaillent, rapporte David Mégard, délégué FO Com sur le site de Bordeaux (Equaline)_. Nos collègues qui ont été envoyés pour les former ont signé des clauses de confidentialité et n’ont pas le droit de nous dire où ils sont allés. »_

Dans l’expertise remise en juillet 2020, le cabinet comptable Sextant constate que les effectifs français suivent « une tendance à la baisse très nette […] compensée par une hausse de l’offshore ». Il n’a pourtant de visibilité que sur les sites installés au Maroc par Iliad, sans la moindre information sur les activités sous-traitées. Tout ça, selon les mots feutrés de l’expertise, « doit amener à une interrogation sur les perspectives des sites en France ».

Les concurrents de Free ont tous plus ou moins procédé au même ratiboisement de leurs métiers « à faible valeur ajoutée », selon le jargon du métier, en resserrant leurs effectifs sur des cadres mieux payés (et moins turbulents socialement) et en sous-traitant tout ce qui peut être délégué à des prestataires de pays où la main-d’œuvre est peu chère. Free procédait différemment, depuis sa création, en se chargeant lui-même d’imprimer dans ses centres d’appels la pression à la performance propre au modèle « low cost ».

« Le modèle des centres de contact n’est jamais resté figé », fait valoir le groupe Iliad, dans sa réponse aux questions adressées par Politis. Il se dit attentif à « l’employabilité de [ses] collaborateurs, avec 46 heures de formation par an pour les collaborateurs des centres de contact », et revendique la création de 600 emplois nets à l’échelle du groupe en 2020 et en 2021, dont 96 % en CDI, « dans un secteur où deux de nos concurrents envisagent de supprimer des milliers d’emplois ».

Ironie de l’histoire, le grand chantier qui se dessine semble mettre à l’écart l’un des personnages clés du (mauvais) film des relations sociales au sein du groupe Iliad, ces dernières années. La filiale en charge des centres d’appels et sa patronne emblématique, Angélique Gérard, sont écartées du projet Free Proxi, au profit de la filiale destinée à l’ADSL (Protelco), qui se cherche une reconversion en raison de l’éclosion de la fibre optique. Cette guerre interne accroît l’opacité du projet, car les conseillers font face à une direction qui semble elle-même sous-informée sur le projet Free Proxi. Les représentants du personnel ont donc lancé des expertises économiques sur le projet Free Proxi pour forcer Iliad à lever un peu plus le voile sur l’avenir de ses sites. « S’il nous manque des infos, nous irons en justice pour entrave », prévient un syndicat pourtant réputé proche de la direction. Tout change rapidement dans l’univers impitoyable de la téléphonie.

(1) « Le projet secret de Free : des mini-centres d’appels en appartement », Benoît Berthelot, Capital, 4 mars 2021.

(2) Lire notamment Politis n° 1404 (18 mai 2016) et nos nombreuses enquêtes sur Free. Voir également le documentaire de « Cash investigation » du 26 septembre 2017.

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