L’Allemagne reconnaît les droits fondamentaux des générations futures

Un tribunal fédéral a donné raison aux plaignants qui attaquaient l’État sur l’insuffisance de ses engagements climatiques, susceptible d’obérer l’avenir. Une percée juridique spectaculaire.

Émilie Gaillard  • 19 mai 2021
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L’Allemagne reconnaît les droits fondamentaux des générations futures
© SEAN GALLUP/Getty Images/AFP

C’est une historique impulsion vers une démocratie transgénérationnelle qui vient d’être lancée par une décision communiquée par le Tribunal constitutionnel fédéral allemand, le 29 avril. Pour la première fois, dans une action attaquant les dispositions d’une loi climat, une juridiction constitutionnelle reconnaît l’obligation d’un État d’agir de manière audacieuse sur le terrain du changement climatique au regard des libertés futures. Deux fondements textuels sont invoqués : l’article 2.2., phrase 1, de la Loi fondamentale, selon lequel « chacun a droit à la vie et à l’intégrité physique », et l’article 20 a. Ce dernier est connu pour ouvrir le champ constitutionnel à la perspective transgénérationnelle en ces termes : « Assumant sa responsabilité pour les générations futures, l’État protège également les fondements naturels de la vie et les animaux par l’exercice du pouvoir législatif, dans le cadre de l’ordre constitutionnel, et par l’exercice des pouvoirs exécutif et judiciaire, dans le respect de la loi et du droit. »

Pour aller à l’essentiel, il ressort de cette décision que l’État doit accompagner plus franchement une transition vers une société bas carbone, car il est tenu de protéger les libertés futures. Il existe un mandat constitutionnel de protection tant de sa population que de son territoire et un devoir fondamental de protection des droits des générations futures.

En quoi cette décision est-elle historique ? Tout d’abord, c’est la créativité juridique des plaignants qui est à souligner. Ils invoquent notamment, à l’appui de leurs plaintes constitutionnelles : la violation d’un « droit à un avenir décent », « le non-respect du principe de dignité humaine en raison de la faute par omission de l’État de ne pas préserver des conditions d’existence des générations futures », ou encore « le droit au minimum vital écologique ». Même si ces arguments n’ont pas été directement retenus, il est remarquable que la haute juridiction constitutionnelle ait retenu une approche intertemporelle des libertés.

Partant du principe que la démocratie ne peut pas se permettre l’irréversibilité et que cette action irréversible est enclenchée dès aujourd’hui, les juges de Karlsruhe concluent à l’existence d’un véritable mandat constitutionnel de l’État allemand de lutter contre le changement climatique. Si les dispositions de la loi climat de 2019 jusqu’à la période 2030 paraissent suffisantes, celles concernant la période postérieure sont déclarées inconstitutionnelles avec maintien provisoire, dans l’attente de l’adoption d’une loi plus respectueuse des libertés futures.

La décision confirme qu’il est désormais acquis que la menace d’origine environnementale peut tout à fait porter atteinte aux droits fondamentaux, actuels et futurs. Il existe un objectif d’État de protéger et de se protéger du changement climatique. Cet objectif revêt une dimension à la fois nationale (renforcer la politique nationale climatique, accompagner plus franchement les stratégies d’adaptation à travers l’aménagement urbain, l’intégration de couloirs d’air dans les villes, la protection contre les inondations ou encore le reboisement) et internationale (au moyen d’une obligation d’actions de coopération renforcée avec les autres États).

L’existence de devoirs fondamentaux envers les générations futures est également affirmée : cela marque l’enclenchement d’un véritable processus de métamorphoses de la manière de penser, de raisonner et d’appliquer les droits fondamentaux. Jusqu’à présent, les juristes estimaient que les devoirs relevaient de la seule sphère morale. Désormais, avec l’aide de cette décision saluée comme historique dans le monde entier, il devient tout à fait possible de concevoir des devoirs tout aussi fondamentaux envers les générations futures et/ou la nature. Cela s’explique par la nécessaire asymétrie qui vient s’insérer dans le « rapport » à l’avenir : il n’y a pas de réciprocité possible, l’action ne peut pas provenir d’entités qui n’existent pas encore. C’est là reconnaître un véritable principe de non-discrimination temporelle : ce n’est pas parce que les générations futures n’existent pas que, pour autant, elles ne pourraient bénéficier de protections juridiques. Appliqué au budget résiduel climatique, cela signifie qu’une génération ne peut pas être autorisée à consommer la plupart des émissions de CO2 : la myopie envers l’avenir est désormais frappée d’inconstitutionnalité.

Assurément, cette décision marque un tournant historique vers l’avènement d’une démocratie transgénérationnelle. Elle revêt une dimension « glocale » : elle se joue, tout autant et dans le même temps, à l’échelle locale et globale. Elle fait écho à la pensée de la professeure Mireille Delmas-Marty, qui ne cesse de souligner l’absolue nécessité de passer d’un « paradigme des États solitaires à un paradigme des États solidaires ». En France, l’adoption prochaine de la loi climat pourrait inspirer à 60 députés ou 60 sénateurs la volonté de saisir le Conseil constitutionnel pour réaliser un contrôle. L’occasion serait historique pour notre Haute Cour de dégager une solution similaire.

Une nouvelle dynamique contentieuse, placée sur le terrain constitutionnel, pourrait bien voir le jour et déferler sur la planète. Les expressions « chacun a droit à la vie » ou encore « nul ne saurait être privé de nationalité » pourraient désormais être lues dans une perspective transgénérationnelle. Quel sera le statut futur des États nations engloutis ? Existera-t-il une survivance fictive des nationalités des mondes engloutis ? Le droit à la vie ne signifie-t-il pas aussi le droit de naître sans être contaminé par des perturbateurs endocriniens ? La liberté d’aller et venir ne suppose-t-elle pas d’adopter des technologies qui ne mettent pas en danger le vivant humain (et non vivant de fait) dans sa condition même ?

Émilie Gaillard Maîtresse de conférences HDR en droit privé à Sciences Po-Rennes, coordinatrice générale de la chaire d’excellence CNRS Normandie pour la paix.

Écologie
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