« Je suis le vent », par tg STAN : L’Un et l’Autre vont en bateau

Avec Je suis le vent, de Jon Fosse, le collectif flamand tg STAN offre à Damiaan De Schrijver et Matthias de Koning une passionnante partition.

Anaïs Heluin  • 16 juin 2021 abonné·es
« Je suis le vent », par tg STAN : L’Un et l’Autre vont en bateau
Un jeu qualifié par ses interprètes de « transparent », où « l’acteur se montre lui-même à travers le personnage ». Crédit : Tim Wouters
© Tim Wouters

Chaque saison ou presque depuis de nombreuses années, le collectif flamand tg STAN est invité au Théâtre de la Bastille. Il s’y installe comme on vient séjourner quelque temps chez des amis qui ne comprennent pas tout de nos choix de vie, de notre liberté, mais les respectent et même les admirent. En se déconfinant avec Je suis le vent, le lieu nous propose donc de belles retrouvailles, faites d’autant de connu que d’imprévu. En s’emparant de cette pièce du Norvégien Jon Fosse, Damiaan De Schrijver, de tg STAN, et -Matthias de Koning, de la compagnie néerlandaise -Discordia, nous font naviguer en eaux troubles, au sens propre comme au figuré. Dialogue plein de silences entre deux amis voguant sur un voilier, le texte permet aux complices de longue date une traversée à leur façon très particulière. Ouverte aux hasards de la représentation, en constante évolution.

« On n’a jamais joué dans cette salle. C’est étrange de vous voir si hauts», dit entre autres petites choses Damiaan De Schrijver avant d’entamer avec son comparse sa plongée dans l’univers de Jon Fosse. Il engage aussi la conversation avec son acolyte, assis à deux mètres de lui sur une chaise toute semblable à la sienne, habillé du même costume noir et chaussé de souliers vernis identiques. « C’est fou le nombre de tests qu’on a dû faire pour venir jouer ici. D’ailleurs, tu es vacciné ? », questionne-t-il avec son éternel air facétieux, qui est pour beaucoup dans la réputation clownesque que s’est forgée en France tg STAN au fil des années. Comme l’Un qui retrouve après des années de séparation son ami l’Autre dans Je suis le vent, Damiaan De Schrijver est plein de questions qui n’obtiennent jamais de réponses très claires.

Cette introduction est bien moins anodine que ne le laisse penser la banalité des propos échangés. Elle installe un type de jeu très répandu dans le théâtre flamand, dans lequel excellent tg STAN et Matthias De Koning : un jeu qu’ils qualifient de « transparent », où «l’acteur se montre lui-même à travers le personnage», lit-on dans un article très éclairant de la revue Théâtre public (1). Comme dans toutes les relectures d’œuvres classiques – ils se sont déjà frottés à Tchekhov, Gorki, Schnitzler, Ibsen ou encore Bernhard – et les explorations de textes contemporains qu’ils mènent ensemble ou séparément, les deux artistes «montent sur scène pour dialoguer avec le matériel, en présence du public». Plus que du texte de Jon Fosse, l’humour de ce Je suis le vent vient de cet échange, de son côté improbable.

S’ils laissent ensuite place à l’Un et à l’Autre, les acteurs ne disparaissent jamais tout à fait derrière eux. L’anonymat de ces personnages et leur voyage à bord d’un voilier fictif les aident à rester présents, de même que cette instruction de l’auteur : «L’action aussi est inventée, imaginée, elle ne doit pas être accomplie, mais rester imaginaire. » Les petites pantomimes que réalise Damiaan De Schrijver en guise de manœuvres nautiques répondent avec bonheur à cette exigence de Jon Fosse. Au milieu d’un dialogue plein de blancs et de réflexions métaphysiques sur les angoisses de la vie, les lourdeurs du langage et les joies minuscules du quotidien, ces gestes qui ne ressemblent à rien d’existant nous ramènent à la fabrique théâtrale en cours. Ils nous donnent à voir l’acteur, qui, comme toujours chez tg STAN, est le cœur battant de la pièce, de la tempête.

Cet acteur entretient un rapport au texte d’une liberté rare chez les interprètes et les metteurs en scène français, encore très attachés à ce matériau. « La Flandre ne possède pas un répertoire suprême de textes jugés aussi fondateurs que fondamentaux pour son identité. Ni un patrimoine à respecter avec tous les égards qu’il se doit», lit-on dans l’article cité plus tôt. Le grand Jon Fosse n’en est pas pour autant méprisé, au contraire. Non sans profondeur et tragique, la drôlerie des deux comédiens lui fait honneur. Elle nous en révèle une nouvelle part d’étrangeté.

(1) « Jouer en pensant, penser en jouant », Karel Vanhaesebrouck, Théâtre public, n° 238.

Je suis le vent (en flamand sous-titré), du 4 au 26 juin, Théâtre de la Bastille, 75011 Paris.

Théâtre
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