Au Liban, « c’est l’apocalypse »

Déjà exsangue, le pays du Cèdre fait face depuis quelques semaines à un effondrement accéléré. Plongée dans le noir, immobilisée ou affamée, sa population est à bout de souffle et envisage le pire.

Laurent Perpigna Iban  • 25 août 2021 abonné·es
Au Liban, « c’est l’apocalypse »
Le jour anniversaire de l’explosion du port de Beyrouth, beaucoup de personnes se sont recueillies près des lieux du drame.
© Laurent Perpigna Iban

Le 4 août, un an tout juste après l’explosion qui a défiguré la capitale libanaise, il règne comme une ambiance de fin du monde. Au petit matin, les rues de Beyrouth sont désertes, les commerces fermés, et une chape de deuil semble avoir fondu sur la ville. Cette journée anniversaire, beaucoup de Libanais et de Libanaises l’appréhendaient. Tellement qu’ils ont décidé de franchir cette épreuve ensemble, aux côtés des familles de victimes, pour un moment de recueillement à l’endroit de la catastrophe.

Lors d’un prérassemblement, Pascale, la trentaine, reste immobile, les traits tirés et les yeux remplis de larmes. « On ne s’attendait pas à ce que cela soit aussi dur. J’ai l’impression de revivre le drame. Personne ne reposera en paix tant que les responsables ne seront pas jugés et, pire, tant qu’ils seront au pouvoir », explique-t-elle, après un long soupir. Quelques mètres plus loin, un groupe de femmes se recueille. Carmen porte à bout de bras le portrait de son frère. « Ils [les responsables politiques] l’ont tué. On veut la vérité, cette souffrance est interminable. »

Pas de deuil sans justice

Quelques minutes avant l’heure exacte de l’explosion, sur la voie rapide qui longe le port, l’atmosphère est lourde, la chaleur écrasante. La foule scrute silencieusement ces silos encore debout, dont personne ne saurait dire s’ils sont des survivants à protéger ou une réminiscence du monstre qui a saisi Beyrouth au corps un an plus tôt. Autour, le décor est toujours apocalyptique : bâtiments en ruine, dévastés, démembrés. Mais cette explosion a également provoqué des blessures plus profondes : un traumatisme collectif doublé d’une colère intarissable.

Car, un an plus tard, l’enquête avance à pas de fourmi. Seules dix-sept personnes ont pour l’heure été inculpées : des employés et des dirigeants du port, mais aucun des hauts responsables de l’État libanais, réfugiés derrière leur immunité.

Quelques secondes à peine après une très lourde minute de silence, la foule entame une marche vers le Parlement libanais, situé à deux kilomètres de là. Ceci n’est pas une métaphore : les élites libanaises s’y sont emmurées depuis le mouvement de protestation entamé en octobre 2019. Retranchées derrière d’épais blocs de béton, les forces de sécurité libanaises attaquent. Le système lacrymal, déjà mis à rude épreuve durant la journée, est maintenant malmené sous l’effet des gaz, et les fusils à plomb visent tout ce qui bouge. Protégée par des barricades de fortune, la foule réplique. Plusieurs dizaines de blessés plus tard, la manifestation se termine sous les assauts répétés de l’armée.

Le Liban des pénuries

Le lendemain, si la colère reste, la priorité pour beaucoup de Libanais n’est plus de demander justice, mais bien de survivre. Car le pays n’est plus au bord du précipice ; il a les deux pieds dedans. Dans une étude publiée le 1er juin, la Banque mondiale classait « le naufrage du Liban » parmi « l’une des trois pires crises que la planète a connues depuis 1850 ». Pénuries en tout genre, dépréciation de plus de 95 % de la monnaie locale, baisse du PIB par habitant de 40 %. Une situation inédite pour un État en temps de paix.

Un constat d’autant plus accablant qu’aucun plan de sauvetage n’a enrayé la descente aux enfers du pays : le dollar américain s’échange désormais au marché noir contre plus de 20 000 livres libanaises – le taux de change officiel est à 1 500 –, dans les commerces les prix sont multipliés par dix, parfois plus. Alors que le salaire minimum correspond à l’équivalent de 30 dollars, un récent rapport des Nations unies indique que 78 % des Libanais vivent maintenant sous le seuil de pauvreté. Une urgence qui ne semble pas inquiéter outre mesure les élites libanaises : sans gouvernement depuis un an, les forces politiques continuent de s’écharper sur la répartition des ministères, paralysant tout espoir de réforme.

« Dès que les lumières s’allument, c’est la ruée vers les prises afin de recharger nos téléphones. »

« Affamer les gens, c’est aussi les empêcher de voir plus loin que leurs priorités immédiates, constate Médéa Azouri, journaliste et éditorialiste. La population est en mode survie : beaucoup de familles ne peuvent nourrir qu’un seul enfant par jour, d’autres se contentent de manger du pain avec de l’huile. »

Et puis il y a ces scènes qui se répètent inlassablement depuis des mois : aux abords des stations-service, d’interminables files d’attente se forment, entravant parfois la circulation sur certains axes routiers. Les automobilistes, après plusieurs heures – certains y passent la nuit –, repartent au mieux avec quelques litres, souvent avec rien. « Cela fait plusieurs jours que j’étais sur la réserve, rapporte Ali, un chauffeur de taxi beyrouthin. Après trois heures d’attente, j’ai réussi à accéder à la pompe. 20 litres seulement. De quoi tenir quelques jours. » Et le pire semble à venir : la Banque centrale du Liban, faute de réserves, a annoncé qu’elle ne pourrait plus subventionner au taux actuel les importations de carburants, ce qui pourrait impliquer une hausse de plus de 300 % des prix à la pompe.

C’est bien là tout le drame du Liban : en attendant une solution, des pétroliers stationnent toujours à proximité des côtes, et le marché noir – principalement à destination de la Syrie – continue de fonctionner à plein régime. « Pendant ce temps, un vieil homme est mort dans sa voiture alors qu’il faisait la queue pour prendre de l’essence. Nous ne méritons pas ça, je hurle à l’intérieur », poursuit Médéa Azouri.

Au douzième étage d’un immeuble qu’elle qualifie de « cossu », la vie de Lina Boubess, 62 ans, est désormais plongée dans l’obscurité. Celle qui fut un des visages incontournables de la révolution libanaise ne mâche pas ses mots : « Ce sont des criminels. Ils nous ont tout pris, à commencer par nos économies. Depuis quelques semaines, je n’ai plus que deux heures de courant par jour. » Et pour cause : pour se fournir en électricité, le Liban est dépendant du pétrole qu’il importe. Les cuves des générateurs privés, censés pallier le rationnement imposé par l’État, sont pratiquement vides, et c’est tout un pays qui est plongé dans l’obscurité.

Une double peine : alors que nombre de boutiques, de restaurants et de centres commerciaux ont dû fermer leurs portes, en l’absence de transports publics et de carburant, beaucoup de Libanais sont purement et simplement confinés à domicile, avec pour seule activité un lien social dépendant de la durée des batteries. « Nous avons appris à vivre dans le noir. Dès que les lumières s’allument dans la maison, c’est la ruée vers les prises afin de recharger nos téléphones », commente Ashraf, 25 ans, habitant de Tripoli.

Santé mentale

Au cœur du quartier beyrouthin de Hamra, Rêve Romanos, psychothérapeute, nous reçoit dans les locaux d’Embrace. Depuis 2017, l’ONG, qui sensibilise à la santé mentale, a ouvert une ligne d’assistance téléphonique de prévention du suicide. « Depuis le début de l’année, le nombre d’appels a été multiplié par trois. Les jeunes sont très vulnérables, mais je pense également aux personnes âgées, qui ont vécu la guerre, les occupations [syrienne et israélienne], la crise, qui ne touchent pas de retraite, et dont les économies ne valent plus rien à cause de la dévaluation. C’est une frustration pour les opérateurs : comment pouvons-nous aider quelqu’un qui manque de nourriture ou qui ne peut plus payer son loyer ? »

La santé mentale est un véritable enjeu, d’autant que beaucoup de personnes ne sont plus en mesure de poursuivre leur traitement, le pays étant par ailleurs frappé par une pénurie de médicaments. En réponse, tout au long de l’été, la diaspora libanaise s’est mobilisée afin d’acheminer des kilos de produits pharmaceutiques vers le Liban. Le 20 août, la compagnie Air France annonçait offrir aux voyageurs à destination de Beyrouth la possibilité d’enregistrer un deuxième bagage gratuitement, afin d’acheminer de l’aide. « Encore une fois, l’État libanais ne joue pas son rôle. Comme après l’explosion du 4 août 2020, où la société civile était au front jour et nuit afin de sortir les victimes, de nettoyer, de sécuriser les bâtiments, pendant que les autorités libanaises étaient complètement absentes. Ils s’en contrefoutent », enrage Médéa Azouri.

« Ce n’est pas un homme qu’il faut déboulonner, c’est un système. Soit nous y arrivons, soit c’est la fin du pays. »

Les Libanais ne s’en cachent plus, ils souffrent, comme l’explique Maya Bizri, psychiatre à l’Université américaine de Beyrouth : « Partout, les gens finissent par parler tellement ils sont angoissés. Quand j’ai commencé ma carrière, exprimer sa souffrance était si tabou que c’était impensable. Il faut se débarrasser de cette idée de résilience qui nous a trop longtemps collé à la peau. Ce mot, plus personne ne veut l’entendre ici. »

« Chaque jour, c’est pire »

Au Liban, chaque jour semble pire que le précédent. Le 15 août, en pleine nuit, 28 personnes trouvaient la mort et 80 autres étaient blessées dans l’explosion d’un camion-citerne, dans le nord du pays. Le réservoir, vraisemblablement stocké par son propriétaire afin d’être exporté au marché noir vers la Syrie, avait été confisqué par l’armée et était en train d’être vidé par des habitants à bout de nerfs.

Hoda Kerbage, réalisatrice, auteure et activiste, poursuit : « Nous n’avons jamais été aussi humiliés, jamais. Attaqués, mis à mort, torturés, oui. Dévastés, oui. Mais humiliés de cette façon, jamais… En temps de guerre, nous avions de l’espoir ; en temps d’occupation, de la dignité. Actuellement, ni l’un ni l’autre. Je n’ai jamais vu mon peuple cassé de la sorte. Tordu de douleur. Hurlant jusqu’à extinction de voix… Jusqu’à extinction des feux. » Lina Boubess abonde : « Pendant la guerre civile, nous savions où était le danger, nous avions toujours de l’argent et du travail. Aujourd’hui c’est l’apocalypse. »

Et les difficultés se multiplient : désormais c’est l’imminence d’une pénurie d’eau potable qui plane sur le pays. « Chaque jour, on se dit qu’il ne peut pas y avoir pire, et pourtant, le lendemain, c’est pire, soupire Médéa Azouri. Dans une de mes émissions (1)_, j’ai reçu un neuroscientifique qui nous expliquait qu’une chute pouvait être sans fin, qu’il n’y avait pas de point de rupture. Dans quelques jours, l’école ne pourra pas reprendre en présentiel, faute d’électricité. Mais l’école à distance non plus, pour les mêmes raisons. Nous sommes en train de perdre la tête, de devenir fous. On se retrouve sur les groupes WhatsApp à 4 heures du matin, personne n’arrive à dormir à cause de la chaleur. »_

Face à cette conjoncture, de très nombreux Libanais – ceux qui le peuvent – ont choisi d’émigrer. Un constat particulièrement -spectaculaire dans le milieu étudiant, mais également dans le secteur de la santé : en mars 2021, le président du Syndicat des médecins indiquait que 20 % d’entre eux avaient déjà quitté le pays. Ceux qui restent font face à des situations qui dépassent l’entendement : le 14 août, face à l’imminence d’un black-out dans l’établissement, le centre médical de l’Université américaine de Beyrouth lançait un appel à l’aide, annonçant que « quarante patients adultes et quinze enfants vivant sous respirateur mourr[aie]nt sur le coup » dans le cas où l’hôpital serait plongé dans le noir. Si, grâce à ce cri de détresse, l’hôpital a réussi à s’octroyer quelques jours de répit, la menace continue de planer sur tous les centres médicaux du pays.

« Génération dernière chance »

Alors, quels sont les outils dont disposent les Libanais afin de changer les choses ? « Je n’en vois pas, répond Jana, 24 ans. On a tout essayé pendant la révolution, moi maintenant je préfère tenter ma chance et quitter mon pays. » Pourtant, en dépit de tous les obstacles, la société civile au Liban est toujours en pleine ébullition, portée par une jeunesse très mobilisée. « Ce sont ces jeunes qui me font tenir. Mais la tâche est difficile : ce n’est pas un homme qu’il faut déboulonner, c’est un système entier. Soit nous y arrivons, soit c’est la fin du pays. Ces jeunes, c’est la génération de la dernière chance », tranche Lina Boubess.

Car trouver une réponse politique est une mission bien rude au Liban. Les mécanismes d’autodéfense du système sont bien rodés : alors qu’ils voient leur assise fragilisée par la crise, les partis redoublent d’efforts afin d’améliorer le quotidien de leur communauté. L’exemple le plus révélateur reste l’acheminement de tankers remplis de pétrole iranien par le Hezbollah (2), toujours en cours à l’heure où nous écrivons ces lignes. Une initiative qui a provoqué l’ire des États-Unis : ces derniers n’ont pas tardé à réagir en mettant au point un montage complexe, avec comme acteurs la Banque mondiale, l’Égypte et la Jordanie, afin d’acheminer de l’électricité.

En attendant, au pays du Cèdre, les rues sont désertes, les cœurs sont lourds, et la vie toujours à l’arrêt. « Je crois que nous vivons une dépression collective », tranche la psychothérapeute Rêve Romanos. Alors que tout manque, chacun redoute désormais le pire : un black-outtotal et une famine. « Nous avons besoin d’aide. Nous avons besoin que l’opinion internationale ne nous lâche pas. Nous avons besoin d’argent pour pouvoir acheter des médicaments, mais plus encore pour ceux qui doivent être urgemment opérés et qui ne peuvent pas, faute de sécurité sociale. Nous avons besoin de cargos entiers de vêtements, de chaussures, de couvertures, de produits d’hygiène, de boîtes de conserve, de riz, de farine, de pâtes. Oui, voilà à quoi nous en sommes aujourd’hui réduits. Nous avons besoin d’amour. Un jour nous le rendrons au centuple et même plus, le jour où nous serons debout sur nos pieds », conclut Hoda Kerbage.

(1) « Sarde after dinner », disponible sur YouTube

(2) Le Hezbollah a aussi lancé une chaîne de supermarchés avec des produits iraniens, syriens et irakiens à prix réduits. Leur accès est réservé aux titulaires d’une carte délivrée par le parti chiite.

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