La France, ex-« puissance musulmane »

Durant la période coloniale, le France se voit comme protectrice des lieux saints islamiques, dont le quartier maghrébin de Jérusalem. Un rôle abandonné et désormais nié par les nostalgiques de ce « temps béni ».

Vincent Lemire  • 16 février 2022
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La France, ex-« puissance musulmane »
En 1967, après la guerre des Six-Jours, le quartier maghrébin de Jérusalem est rasé en quelques heures par le gouvernement israélien.
© AFP PHOTO/GPO

Les « racines chrétiennes de l’Europe » ? La France « fille aînée de l’Église » ? Le climat préélectoral actuel nous abreuve de ces poncifs répétés ad nauseam par quelques réactionnaires nostalgiques d’une France qui aurait abdiqué son histoire et son patrimoine, face à une « civilisation musulmane » perçue elle aussi comme homogène. Or, à l’époque coloniale – que cette même droite nationaliste considère pourtant comme un « temps béni » –, la France développait un tout autre discours, précisément pour gagner en légitimité auprès des populations musulmanes colonisées. Jalila Sbaï a détaillé cette posture dans un ouvrage magistral, La Politique musulmane de la France (CNRS éditions, 2018), qui montre la complexité de ces enjeux identitaires et tout ce qui relie notre navrante actualité à la période coloniale et postcoloniale.

L’histoire française du quartier maghrébin de Jérusalem, jusqu’ici complètement inconnue, offre une illustration particulièrement éloquente de ce dont l’extrême droite refuse aujourd’hui de se souvenir : pendant des décennies, la France se considérait elle-même comme une « puissance musulmane » et assumait de défendre les lieux saints islamiques avec la même vigueur que les lieux saints catholiques dont elle avait la charge au Proche-Orient. Fondé à la fin du XIIe siècle par Saladin, le quartier maghrébin de Jérusalem était une fondation islamique (« waqf ») destinée à loger, nourrir et soigner les pèlerins musulmans originaires du Maghreb. À la suite de la première guerre israélo-arabe de 1948, la fondation s’est retrouvée privée d’une grande partie de ses terres et de ses rentes foncières, situées à l’intérieur du nouvel État d’Israël.

Qui était Rino Della Negra ?

Une tribune du stade Bauer, à Saint-Ouen, porte son nom. Son visage se retrouve sur les maillots du Red Star. Mais, hormis une notice dans le merveilleux dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (Le Maitron), il n’existait pas grand-chose. Le manque est comblé grâce à l’ouvrage de Jean Vigreux et Dimitri Manessis. On y découvre ce sportif de génie (footballeur mais également athlète) d’origine italienne, de famille ouvrière, antifasciste. Sa carrière de footballeur s’arrête à 20 ans : réfractaire au STO, il entre dans la résistance, dans le groupe Manouchian. Il fait partie des « vingt et trois qui criaient la France en s’abattant » le 21 février 1944 au mont Valérien. Aujourd’hui, la « tribune Rino » est celle des chants antifascistes et des banderoles promptes à dénoncer des violences policières comme à soutenir l’accueil de réfugiés.

Rino Della Negra, footballeur et partisan Dimitri Manessis et Jean Vigreux, Libertalia, 246 pages, 10 euros.

La France, en tant que puissance coloniale au Maghreb, a pris le relais : le quartier maghrébin de Jérusalem, pendant une quinzaine d’années, est devenu un quartier « français ». Dans un échange de courriers avec le ministre des Affaires étrangères Robert Schuman, en 1951, l’islamologue Louis Massignon affirme ainsi que « le gouvernement français, conscient de ses devoirs séculaires de protecteur des lieux saints chrétiens, estime qu’il est tenu d’assurer à égalité la sauvegarde des biens de mainmorte fondés pour les pèlerins musulmans ». Robert Schuman lui-même, lors de la visite à Paris du grand mufti d’Alger quelques années plus tôt, s’est engagé publiquement à « sauvegarder le patrimoine religieux des musulmans au même titre que celui des juifs et des chrétiens ».

Les indépendances du Maroc et de la Tunisie en 1956, puis de l’Algérie en 1962, mettent un terme à cette stratégie de « soft power ». De fait, depuis la fin des années 1950, la branche jordanienne du FLN algérien (Front de libération nationale) distribuait des tracts aux habitants du quartier maghrébin de Jérusalem pour qu’ils cessent d’accepter le soutien « impérialiste » de la France. Ces pieux pèlerins égarés en Terre sainte, à l’heure de la décolonisation, se retrouvent à contre-courant de l’histoire. Les nouveaux États indépendants du Maghreb, Algérie en tête, ne reprennent pas en charge ce qu’ils considèrent comme un héritage colonial encombrant, d’importance secondaire par rapport à la construction de leurs États-nations enfin souverains.

En juin 1967, au lendemain de la guerre des Six-Jours, le quartier maghrébin de Jérusalem est rasé en quelques heures par le gouvernement israélien, qui a compris que l’ancienne protection diplomatique française n’aura duré que le temps de la décolonisation. De fait, dans les heures qui suivent la destruction, les réactions internationales sont discrètes. Le silence de la France est particulièrement assourdissant, mais aussi terriblement signifiant : après « le temps béni des colonies », c’est le temps du déni colonial qui commence. La droite nationaliste française, médusée d’avoir perdu l’Empire qui faisait sa gloire, choisit de faire une croix sur cette histoire, qu’elle a pourtant tenté de sauver à tout prix. La violence des discours actuels contre nos concitoyens musulmans témoigne aussi de ce passé qui ne passe pas.

Par Vincent Lemire Directeur du Centre de recherche français à Jérusalem (CRFJ), auteur d’Au pied du Mur. Vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967), Le Seuil, 2022.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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