« Un peuple », Emmanuel Gras : La révolte au cœur

Avec Un peuple, Emmanuel Gras propose une plongée parmi les gilets jaunes à Chartres. Sans pathos, il rend compte d’un exercice démocratique remarquable autour de la détresse sociale.

Jean-Claude Renard  • 22 février 2022 abonné·es
« Un peuple », Emmanuel Gras : La révolte au cœur
© Les films Velvet

L e 17 novembre 2018, en France, des centaines de milliers de manifestants se soulèvent contre une nouvelle taxe “écologique” sur le carburant. Après plusieurs semaines de mobilisation, la contestation s’élargit, se révélant l’expression d’une colère bien plus profonde. Dans tout le pays, à la périphérie des villes, des ronds-points sont occupés par ceux qui s’appellent désormais les gilets jaunes. Un mouvement est en train de naître, constitué d’une multitude de groupes. Ce film raconte l’histoire de l’un d’entre eux : les gilets jaunes de Chartres. » Le banc-titre, en préambule de ce documentaire, Un peuple, donne le ton, annonce la couleur dans les pigments feu orangé.

Un peuple, Emmanuel Gras, 1 h 44.

Travelling arrière depuis une rue qui s’ouvre plein champ sur la cathédrale de Chartres, surmontée de ses deux flèches. Une zone pavillonnaire, une autre chargée d’immeubles, de bâtiments, de HLM sans doute, de bureaux déshumanisés, déclinée sur la chanson de Nino Ferrer, « La Maison près de la fontaine ». Une cité urbaine comme une autre, avec son pourtour commercial, ses enseignes, sa signalétique, ses grandes surfaces et leurs gigantesques parkings gavés de bagnoles et de caddies. Au loin, vu du ciel, on devine une étendue de champs. Ça sent « l’hydrogène sulfuré », dit la chanson de Nino Ferrer. Ça transpire surtout la société. Une contemporanéité. Tombe la nuit. Et l’occupation d’un rond-point. Avec ses feux de camp, ses points de chauffe. Voilà pour le décor planté.

Un décor dans lequel Emmanuel Gras (signant auparavant notamment Bovines et Makala) a installé, trimbalé sa caméra (et plutôt trimbalé qu’installé, au diapason du mouvement, mais sans jamais rendre sa caméra instable), filmant une bataille, une révolte qui se construit, soir après soir (après le turbin, faut bien taffer pour croûter en journée). On a besoin de « chaleur humaine », on sent la ferveur et la solidarité. Des gens soudés, « fiers et dignes », qui demandent un peu de justice, un brin d’égalité dans les richesses. Au fil du micro, on échange ses misères, des propos, on élit un porte-parole susceptible de communiquer, revendiquer, au nom des autres, au nom des siens. On écrit sur une feuille : « Marre des contrats précaires (CDD) depuis 14 ans ; plus de salaire dans la fonction publique. » Très vite se posent la question des politiques, du politique, forcément, et celle de la lecture des médias à propos de leur mouvement. Il y a ici, gavée de subtilité, une mouise sociale qui bouleverse. Qu’on a déjà vue (si l’on songe aux documentaires sur les Conti ou bien sur les ouvriers de Peugeot, à Aulnay), qu’on voit encore, qu’on reverra, qui ne réclame pas moins qu’un quignon de pain en plus.

À Chartres, on ne voudrait pas passer pour des extrêmes. On milite alors pour un référendum, on réfléchit sur les institutions, sur les rapports aux différents volets sociaux du mouvement. Tout cela dans le bastringue toujours et encore d’un rond-point chauffé d’infortune. Haut les cœurs ! Dont le point d’orgue pourrait être la montée en capitale, avec ses avertissements sur les violences policières à craindre, le gâchis orchestré par les casseurs qui se profile. À y regarder de plus près, ce point d’orgue se situe et demeure bien à Chartres. Point de départ, point d’arrivée. Là où se construit la bataille. Dans une aventure humaine. Qui ne se termine pas bien. Qui ne se termine pas mal. C’est là une tranche de vie. De vies au pluriel. « On est tous solidaires, ou on ne l’est pas. » Même à un carrefour de voies, de routes, de ronds-points.

Emmanuel Gras filme au plus près des corps. Au cordeau, plongeant dans les couleurs des jaunes gilets. Servi par un montage remarquable, rythmé. Sans pathos, sans ajouter de sensiblerie à une détresse économique et sociale. Des plans larges pour rendre compte de l’ampleur du mouvement, des rassemblements informels et spontanés, des plans rapprochés pour dire la colère et les revendications, mot à mot, auprès des voix, entre les gouailles et les humilités, s’accrochant crânement aux visages, aux regards. Des revendications sans violence. Mais réfléchies, aux confins des idées, des argumentations, des échanges constructifs au coin du feu, à l’abri du froid hivernal.

Ce qui marque, dans Un peuple, c’est précisément le peuple, ses échanges, une mutualisation de la pensée dans un exercice démocratique improvisé. Des moments longs de détermination, une lutte contre la désillusion, l’envie d’aller au bout. Sans trop savoir lequel, sinon peut-être celui de la reconnaissance. De négociations en négociations, internes et externes au mouvement. L’envie demeure de foutre le bazar. Il y a de quoi. Une bonne fois pour toutes. Pour illustrer son propos, Emmanuel Gras prend ses appuis sur différents supports. Extraits de journaux, flashes info des radios, qui s’ajoutent à une galerie de portraits. Un canard boiteux, toujours à l’encontre des idées de sa famille ; un ancien alcoolique qui s’est reconstruit… « Le paradis des riches est fait de l’enfer des pauvres », qu’on se dit ensemble quand on prépare à l’unisson le prochain rendez-vous. C’est-à-dire une aventure humaine. Mais pas que. À la fois politique et sociale. Culturelle. Affaire de classe. C’est bien ce qui ressort de ce documentaire, ouvertement empathique avec ses protagonistes et cette détresse sociale. Et ça fait du bien. Disons-le franchement.

Cinéma
Temps de lecture : 5 minutes