Tisseurs de lien 4/7 – Scani branche la fibre sur le courant alternatif

Dans l’Yonne, ce fournisseur d’accès à Internet désenclave les zones blanches et celles à très faible débit en proposant une connexion coopérative et engagée. Et une bonne dose de pédagogie.

Hugo Boursier  • 30 mars 2022 abonné·es
Tisseurs de lien 4/7 – Scani branche la fibre sur le courant alternatif
© Crédits : Hugo Boursier.

Quand François voit s’activer l’équipe de Scani, un fournisseur d’accès à Internet (FAI) bien connu dans l’Yonne, il sourit. Déjà, en imaginant le plaisir de la famille devant une page qui ne prend pas des heures pour charger. Depuis son arrivée à la fin des années 2000 à Béon, petit village de 500 habitants, sa connexion ADSL n’a jamais dépassé le très faible mégabit par seconde. Mais son enthousiasme vient aussi en regardant Allan, Fred et Michel installer dans la bonne humeur l’antenne sur le toit de sa maison. « On dirait qu’ils sont potes », se marre celui qui est « plus à l’aise avec une pelle et un tournevis qu’avec l’informatique ». François n’a jamais essayé d’appeler Orange pour améliorer sa connexion, huit fois inférieure à ce que le gouvernement appelle un « bon haut débit ». Trop loin, trop compliqué. « Je savais que les gens au bout du fil n’allaient pas pouvoir m’aider », souffle-t-il, fataliste, un peu à l’écart des trois joyeux techniciens. Mais Allan a tendu l’oreille. Il lui conseille de ne pas hésiter à appeler Scani au moindre pépin, ou de passer un mardi lors de la permanence hebdomadaire. Le local du fournisseur se situe à quelques kilomètres de là, à Joigny, dans l’ancien pôle de géographie militaire. « Et d’ailleurs, vous les appelez comment, les gens qui souscrivent au réseau Scani ? Des clients, des sociétaires ? » demande François à l’assemblée. « Des coopérateurs », répond fièrement Michel, avec à la main le câble noir qui va relier l’antenne radio sur le toit de la maison à la boxplacée dans la réserve.

Les « coopérateurs » deviennent « propriétaires de leurs moyens de connexion ».

Car ce FAI n’a rien à voir avec Bouygues, Orange, Free ou SFR – que Michel appelle les « BOFS ».Scani est une coopérative locale qui « prend Internet là où il est performant et se débrouille pour l’amener là où les membres en ont besoin », c’est-à-dire souvent dans les coins que les grands opérateurs oublient ou déconsidèrent par manque de rentabilité. Des lieux isolés où l’ADSL est très bas. Quand il ne s’agit pas de zones blanches. Par l’intermédiaire d’antennes radio qui reçoivent le signal émis par des bornes installées sur des bâtiments assez hauts, ces foyers accèdent enfin à un Internet rapide. Scani s’est même lancé dans la grande aventure de la fibre, en participant aux branchements pilotés par deux opérateurs de l’Yonne : Yconik et BFC Fibre. Le tout grâce au savoir-faire des bénévoles qui portent le fournisseur : seul Allan, 23 ans, ancien poseur de fibre en intérim pour un sous-traitant d’Orange, est salarié permanent. Quentin et Louhan bénéficient, eux, d’un statut d’alternant. Mais aussi grâce aux utilisateurs de Scani eux-mêmes, puisqu’en adhérant à la coopérative ils deviennent, selon la formule marxiste 2.0, « propriétaires de leurs moyens de connexion ». Loin des opérateurs privés qui ont tendance à privilégier l’abonnement avant la personne qui en a besoin. Invités à participer aux assemblées générales, les coopérateurs, en plus de sortir de leur isolement numérique, ont la main sur leur réseau et peuvent apprendre à le comprendre. Une démarche de transparence et de pédagogie sur laquelle insiste beaucoup la coopérative, notamment dans les réunions publiques où le déploiement de la fibre est à l’ordre du jour.

« On fournit une bonne connexion, mais on est surtout une boîte à outils humaine et compréhensive »,explique Bruno, qui a participé à la fondation de Scani, il y a officiellement six ans. Aujourd’hui, ils sont une petite dizaine de bénévoles masculins très actifs, entourés d’une trentaine de personnes qui restent attentives à la structure, comme Éric, élu municipal et membre du conseil de surveillance. En tout, 879 coopérateurs sont recensés : des particuliers, des services publics – la mairie de Béon, celle de Joigny, des établissements scolaires, des lieux de santé… Scani propose même un wifi public à Joigny : le Scanifi, très prisé par les jeunes de la ville. « Permettre à des acteurs locaux de travailler, c’est fondamental. J’ai des relations bien plus faciles avec eux qu’avec des opérateurs nationaux. On se rend des services, c’est simple et moins onéreux », explique Gaël Bertrand, directeur des systèmes d’information pour la ville, étiquetée à gauche.Dans un milieu rural en proie aux départs vers les grands centres urbains et à l’émiettement de ce qui fait société, la dimension locale est fédératrice : c’est aussi pour cette raison que François s’est lancé dans l’aventure Scani. « Pour adresser un pied de nez aux grands fournisseurs », dit-il avec malice.

Ce motif se retrouve dans la bouche d’Alix, nouvellement membre, même si son discours prend une dimension plus politique. L’idée de bénéficier d’un réseau collaboratif et détaché des logiques monétaires a plu à cette ancienne Parisienne de 35 ans, qui travaille maintenant en chantier de réinsertion dans le maraîchage bio. « En cas d’effondrement d’Internet, Scani sera toujours là, comme un réseau alternatif », indique celle à qui la lecture de Pablo Servigne a mis « une grande claque dans la gueule ». Elle est arrivée à Joigny sur les conseils de Laure Noualhat, collapsologue écoféministe et ancienne journaliste à Libération, installée sur le territoire jovinien depuis dix ans. Fred, le président de Scani, expert dans la réparation de produits électroménagers, acquiesce quand Alix évoque son nom. La coopérative fait partie d’une initiative locale et engagée appelée Convergence des possibles, qui réunit plusieurs structures dont celle où s’active Laure Noualhat, Renaissance Joigny.

« On parle bien du circuit court pour l’alimentation, pourquoi pas pour le Web ? »

Cette proximité avec les associations se retrouve dans les actions menées par Scani. À leur échelle, les membres essaient toujours d’aider localement. Lors d’une réunion hebdomadaire, Marc, jeune retraité de l’industrie automobile et membre actif, aimerait que la coopérative puisse aider les deux familles ukrainiennes arrivées il y a peu à Joigny après l’invasion russe. La proposition intéresse tous ceux autour de la table, avec l’idée d’offrir un accès à Internet et à des ordinateurs. Grâce à ses contacts, Fred a pu arranger un rendez-vous avec Scani au centre communal d’action sociale deux jours plus tard. Cette volonté d’aider se retrouve sur le prix de l’abonnement : si le tarif mensuel est fixé à 30 euros par mois – il est rediscuté en assemblée générale chaque année – il peut y avoir des ajustements sur les prélèvements en cas de difficultés financières. Une différence de plus avec ces fameux BOFS, plutôt adeptes des rappels et des résiliations en cas d’impayés.

C’est ce qui a séduit Marc quand il est passé voir Bruno, il y a quelques années, pour en savoir plus sur la coopérative. Avec son regard calme, bienveillant, l’ancien spécialiste des boîtes de vitesses se rappelle : « Je suis venu pour la connexion mais, très vite, il y avait autre chose. L’idée d’arrêter de considérer Internet comme un bien marchand, mais plutôt comme un besoin fondamental pour les gens m’a beaucoup plu. On parle bien du circuit court pour l’alimentation, pourquoi pas pour l’accès au Web ? » raconte ce grand bonhomme aux cheveux grisés par ses quinze heures de travail par jour. L’interpellation fait mouche, même si à la réunion publique à Turny, un village situé à une trentaine de kilomètres, la fibre concentre plutôt des inquiétudes liées à son installation, ses possibilités ou ses dangers. Marc, Allan et Louhan se tiennent derrière le président de la communauté de communes et plusieurs maires qui expliquent le déploiement, initialement prévu pour 2030 dans tout le département mais avancé à 2023. Silencieux, et un peu impressionnés sans doute par les 80 personnes venues écouter les conseils des élus. Quand soudain, une main se lève parmi le public étoffé : « Quel est le meilleur fournisseur d’accès ? », demande un habitant_. « Scani ! »,_ se lancent les bénévoles, hilares.

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