Charlotte Girard : « La crise de la Ve République continue de s’aggraver »

Pour la constitutionnaliste Charlotte Girard, le régime politique français titube dès que le président est mis en minorité, ce qui pourrait se produire aux législatives.

Olivier Doubre  • 27 avril 2022 abonné·es
Charlotte Girard : « La crise de la Ve République continue de s’aggraver »
© Artur Widak / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Professeure de droit public, coauteure du programme de La France insoumise (LFI) en 2017, particulièrement sur une future VIe République, Charlotte Girard est l’une des meilleures spécialistes de la Constitution du 3 octobre 1958. Elle est aussi l’une des critiques les plus virulentes de la dérive ininterrompue vers une pratique institutionnelle toujours plus « présidentielle ». Celle qui a rompu avec le mouvement de Jean-Luc Mélenchon analyse la situation politique actuelle et ses conséquences sur des institutions à bout de souffle.

La Ve République est-elle en bout de course ? La question se pose après les résultats du premier tour de l’élection présidentielle, où l’électorat s’est divisé en trois blocs irréconciliables…

Charlotte Girard : La structuration de l’électorat en trois blocs équivalents n’est pas le fruit d’un défaut institutionnel. Que ce soit le résultat d’une impossible union politique entre trois blocs équidistants politiquement, c’est certain. La cause serait plutôt à rechercher dans la manière de gouverner vaguement au centre puis de plus en plus à droite ces quarante dernières années. C’est surtout le signe d’une exaspération politique. Car aucune réforme institutionnelle ne permettra d’effacer les renoncements à gauche et les abus à droite. C’est parce que la gauche sociale-démocrate et la droite libérale se sont accordées pour imposer le modèle social néolibéral contre une majorité de Français très divisée, dispatchée entre l’autre gauche et l’extrême droite, qu’elle parvient à se maintenir. Mais pour combien de temps ?

Néanmoins, je confirme qu’une crise institutionnelle est en cours depuis de nombreuses années et qu’elle continue de s’aggraver. Il faut chercher ses symptômes du côté de la perte de légitimité de l’institution la plus puissante de la Ve République. Les présidents de la République sont de plus en plus mal élus du point de vue du nombre de voix réunies au premier tour. La chute commence avec Jacques Chirac. On constate un sursaut avec Nicolas Sarkozy, mais la tendance à la baisse reprend et s’accélère avec Emmanuel Macron, qui ne réunit au premier tour en 2017 que 18,19 % des inscrits. La crise politique devient donc une crise institutionnelle au sens où les institutions ne sont plus aussi représentatives et démocratiques qu’on pourrait le souhaiter.

Aucune majorité parlementaire à l’Assemblée nationale ne semble se dégager en vue des législatives de juin. Comment ce régime pourrait-il surmonter cette éventualité ?

Il a été capable de surmonter des situations comparables. Il existe deux exemples pour l’illustrer : les cohabitations et le référendum de 2005. Ce sont des cas de figure qui mettent en scène un désaveu très clair du chef de l’État par les urnes, soit à l’occasion d’élections législatives (1986, 1993 et 1997), soit à l’occasion d’un référendum (2005), qui n’est suivi d’aucune conséquence logique d’un point de vue démocratique, à savoir la démission de celui auquel s’adresse le vote, en l’occurrence le président. Mais, dans ces configurations, le chef de l’État a pourtant décidé de se maintenir. Or ces manifestations de l’électorat signifient toutes qu’une majorité est réunie contre lui. Dans le cas des cohabitations, le président est manifestement affaibli et ne peut continuer qu’à la condition de ne pas outrepasser ses prérogatives constitutionnelles, qui demeurent tout de même nombreuses et puissantes. Le Premier ministre est, en revanche, en position de force au sein du couple exécutif, mais aussi par rapport à sa propre majorité parlementaire, car il ne risquerait pas – encore moins que dans une configuration « normale » – d’être renversé par elle.

La crise est ouverte depuis les épisodes de cohabitation et le référendum de 2005.

Dans le cas du référendum de 2005, c’est encore plus délicat, car la majorité du peuple s’est directement prononcée contre une position défendue sur un mode plébiscitaire par le président Chirac. Si bien que son maintien a déclenché une crise de légitimité sans précédent de l’ensemble des institutions. De Gaulle, en son temps, avait justement évité cette situation en démissionnant en 1969, comme il l’avait annoncé en cas de référendum négatif. Cela répondait à une logique institutionnelle par laquelle la présidence de la République assumait une forme de responsabilité politique. Depuis les épisodes de cohabitation et le référendum de 2005, la crise de la Ve République est ouverte, puisque cette logique est bouleversée pour que règne l’irresponsabilité au sommet.

Une cohabitation serait-elle possible si un gouvernement formé par le président élu était issu du principal groupe parlementaire mais sans être majoritaire ? Serait-ce tenable ?

La Constitution de 1958 nous a habitués à ce que tout soit possible ! Donc la réponse est oui. Mais serait-ce tenable ? Sans doute pas. Le président ayant le pouvoir propre de nommer le Premier ministre, il peut choisir d’être raisonnable en nommant le chef du groupe parlementaire le mieux placé, ce qui correspond à une logique parlementaire classique. Mais il est vrai que, si la situation est celle d’une majorité relative, l’attelage sera fragile, tout autant d’ailleurs que si le président nommait un gouvernement de son bord qui n’aurait pas de majorité plus affirmée. Ce serait théoriquement tenable s’il était envisageable de faire des coalitions. Mais on voit mal se construire une coalition sur quelque sujet que ce soit entre députés LREM et LFI, pas davantage entre députés LREM et RN, et encore moins entre députés LFI et RN. Les clivages sont tels et le parti présidentiel serait si affaibli dans une telle situation qu’il semblerait difficile de tenir longtemps.

Face au blocage institutionnel, on pourrait imaginer qu’une dissolution de l’Assemblée nationale soit ordonnée par le chef de l’État, qui, à ce sujet, détient aussi un pouvoir qu’il peut actionner sans autorisation. Il faut se représenter la violence politique que cela traduit. Cela consisterait à anéantir le pouvoir législatif ou à le contourner. Ce qui revient au même. Mais, pour que le président se permette un tel coup de force contre la représentation nationale, il doit lui-même détenir une forte légitimité. Or cette légitimité lui aura précisément manqué pour faire valoir une majorité parlementaire. Il sera donc… encore moins légitime pour museler la représentation nationale. On ne pourra que constater le blocage institutionnel. Seule la démission du chef de l’État, précédée éventuellement d’une dissolution de l’Assemblée, pourrait avoir du sens. Une forme de « révolte ».

Si Jean-Luc Mélenchon gagne les législatives, cela peut-il bien se passer institutionnellement ?

Non. Ce serait le même problème si Emmanuel Macron était tenté de résister par l’usage de ses pouvoirs propres contre la représentation nationale. Mais il est vrai que l’on peut douter qu’il se comporte de la sorte. Aucune déclaration en ce sens n’a été faite dans la campagne ou avant. Il n’aurait d’autre choix que de se comporter comme François Mitterrand ou Jacques Chirac, c’est-à-dire en adoptant une attitude politiquement critique mais institutionnellement neutre, indépendamment des tentatives de perturbations qu’avait pratiquées Mitterrand en son temps (refus de signer des ordonnances par exemple).

La Constitution de 1958 est un atout dans la manche du président, qu’il la joue à la régulière ou pas.

Par ailleurs, un autre élément de réponse est qu’une situation de cohabitation est le signal d’une irresponsabilité abusive du chef de l’État. Ce partage du pouvoir pourrait être normal dans un régime parlementaire, dans lequel le Premier ministre et son gouvernement sont véritablement responsables devant l’Assemblée et où le président n’a aucun pouvoir propre. Mais, dans la Ve République, nous ne cochons aucune de ces cases. Le président demeure une anomalie, car à son irresponsabilité ne correspond pas – même en période de cohabitation – l’inoffensivité à laquelle on pourrait s’attendre.

Les situations imaginées ci-dessus peuvent-elles provoquer une pratique institutionnelle plus parlementaire de la Ve République ?

Si la cohabitation a le don d’affaiblir politiquement le chef de l’État, elle ne le neutralise pas complètement. Ses pouvoirs propres demeurent en cas de cohabitation et l’hypothèse d’un coup de force n’est jamais exclue puisque la Constitution le permet. Ce n’est que politiquement que cette hypothèse est fragilisée. Mais ce que l’on apprend de la Ve République, c’est que la Constitution de 1958 est un véritable atout dans la manche du président, qu’il la joue à la régulière ou pas. C’est pourquoi, quel que soit le cas de figure, nous, peuple souverain, avons tout intérêt à rediscuter de ce texte, ne serait-ce que pour en prendre conscience et pouvoir mieux anticiper notre avenir politique.

Charlotte Girard Maîtresse de conférences en droit public à l’université Paris-Nanterre.

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