Vers une explosion de la gauche ?

Entre un enjeu existentiel pour le PS et EELV, un leadership Insoumis fragile et l’ombre de législatives particulièrement complexes : la gauche risque gros.

Nadia Sweeny  • 5 avril 2022 abonné·es
Vers une explosion de la gauche ?
Anne Hidalgo en meeting à Toulouse, le 26 mars.
© Frederic Scheiber / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Six candidats de gauche se sont donc maintenus au premier tour de cette présidentielle. Six candidats pour environ 25 % de l’électorat français, à en croire la flopée de sondages qui nous sont quotidiennement servis. Comment une telle équation peut-elle se résoudre sans drame ? À la veille du scrutin, chacun place ses pions au cœur d’un échiquier de gauche au bord de l’implosion. Deux partis politiques jouent ainsi leur survie : le Parti socialiste (PS) et Europe Écologie-Les Verts (EELV). Deux partis qui n’ont pas réussi à s’entendre malgré quelques tentatives. Anne Hidalgo n’avait-elle pas proposé une sortie par le haut via la Primaire populaire ? Ce à quoi le candidat écologiste – lui-même issu d’une primaire interne à EELV – s’était refusé, proposant à la socialiste de s’effacer derrière lui. « Il faut que l’on s’entende », martelait-il mi-décembre. Raté. Le résultat est là : Yannick Jadot est donné à environ 5 %, Anne Hidalgo à moins de 2 %…

« Yannick Jadot est une énorme déception, tranche Rémi Lefebvre, politologue, professeur de science politique à l’université de Lille-II (Ceraps) et signataire d’une pétition appelant à voter pour le candidat insoumis. EELV a péché par orgueil en croyant qu’il allait dans le sens de l’histoire. » Fort de ses résultats aux municipales et aux européennes, il n’a pourtant pas réussi à imposer les sujets écologiques dans cette campagne bien qu’ils figurent parmi les cinq plus grandes préoccupations des Français (1).La sortie de campagne sera violente : le parti devra faire face à une crise interne immense tant ses dissensions sont saillantes. Et le bilan catastrophique. L’enjeu financier est aussi considérable. S’il ne dépasse pas les 5 % et ne génère pas ainsi le remboursement de ses frais de campagne, il sera «endetté pour au moins dix ans », souffle un élu.L’emprunt bancaire contracté spécifiquement pour cette campagne s’élève à 6,4 millions d’euros.

Leadership

Du côté du Parti socialiste, le désastre n’est pas tant financier que politique. Certes, les comptes sont à sec depuis la cuisante défaite de 2017 mais, cette année, l’endettement a été mesuré : une partie des coûts de la campagne sera absorbée par les fédérations. Politiquement, en revanche, le PS n’a plus d’espace. « Il vit dans l’illusion qu’il va récupérer les électeurs de gauche de Macron après un deuxième quinquennat qui s’annonce encore plus à droite. Une chimère ! estime Rémi Lefebvre. Je ne vois pas beaucoup d’options pour le PS, si ce n’est de devenir un Parti radical bis », rappelant qu’« en politique, les partis meurent longtemps. Regardez le PCF ! ». Une affirmation que le politologue Gérard Grunberg nuance : « Le PS est en train de mourir avec une brutalité incroyable : en 2012 il faisait 27 %, dix ans plus tard il est à 2 % ! »

Du côté communiste, bien que sa mort lente et annoncée ait été l’objet de nombreuses analyses politiques ces vingt dernières années, le Parti communiste (PCF) parvient à exister dans cette campagne. N’était-ce pas d’ailleurs l’enjeu principal du maintien de sa candidature ? « Fabien Roussel s’est maintenu pour défendre l’appareil communiste, constate Rémi Lefebvre. C’est une campagne de communication. Même si aujourd’hui la bulle Roussel se dégonfle, le fait est qu’on a parlé du PCF. » Ce dernier pourrait aussi prendre une revanche historique : dépasser le PS. Un renversement inédit depuis les législatives de 1978. Un renversement de bas de tableau, aux scores à un chiffre.

« Mélenchon n’est pas le leader qui unit la gauche, il n’a d’ailleurs jamais voulu l’être. »

Le PCF n’échappera probablement pas aux foudres de La France insoumise (LFI) lui reprochant, comme à Benoît Hamon en 2017, de l’avoir privée des quelques points qui lui auraient facilité l’accès au face-à-face ultime. Car le mouvement de Jean-Luc Mélenchon a réitéré son tour de force : créer la dynamique et capter le vote utile à gauche. Son premier enjeu est sans conteste le second tour présidentiel, dans le but d’apparaître comme la première force d’opposition capable d’empêcher Marine Le Pen de caresser du doigt l’éventualité d’une prise de pouvoir. Mais l’objectif est loin d’être atteint. Le vote utile à l’extrême droite produit aussi son effet de ralliement. Marine Le Pen monte chaque jour dans les sondages, mettant la barre de plus en plus haut. « À mon sens, Jean-Luc Mélenchon ne devrait pas trop insister sur l’enjeu du second tour : s’il n’y accède pas, l’échec sera total », prédit Gérard Grunberg. Que resterait-il du grand mouvement de gauche qui n’aurait pas su entraver la course de l’extrême droite ?

Car l’autre enjeu majeur de LFI réside dans le maintien de son leadership à gauche. La question que chacun se pose reste entière : pour en faire quoi ? « Les deux tiers des personnes proches des partis de gauche vont voter pour lui. Mais il n’est pas le leader qui unit la gauche : il n’a d’ailleurs jamais voulu l’être », constate Gérard Grunberg. Un enjeu qui en cache un autre pour LFI : celui de l’après-Mélenchon. Avec un beau score, « les ténors de son parti s’imaginent qu’ils pourraient très bien entamer “l’après-Mélenchon”. Mais LFI est un parti personnel et présidentiel : peut-il tenir sans un leader candidat aux prochaines élections ? » se demande Rémi Lefebvre. L’exemple allemand de la gauche radicale incarnée par Die Linke n’est pas rassurant. Le parti a été rayé du Parlement du Land de Sarre après la démission de l’un de ses fondateurs et ancien Premier ministre du Land, Oskar Lafontaine. Comment Jean-Luc Mélenchon, à bientôt 71 ans, va-t-il aborder la question de son prochain rôle ? Mettra-t-il en place les possibilités de son éloignement progressif ou, au contraire, a-t-il d’ores et déjà créé l’impossibilité de son remplacement ? « Les anticipations sont très importantes en politique, où les forces centrifuges risquent de l’emporter, » rappelle Rémi Lefebvre.

Législatives

D’autant qu’un score à la présidentielle ne suffira pas pour maintenir une réelle force politique. Et les législatives s’annoncent difficiles. Certes, les partis discutent d’éventuels accords sur des circonscriptions, mais il y a fort à parier qu’ils ne concerneront qu’un nombre limité de territoires, compte tenu de la situation critique de chacun et de l’enjeu financier pour les partis d’une présence au Parlement. La bataille interne à la gauche risque de tourner au combat à mort.

Anne Hidalgo aurait pu s’effacer après avoir négocié les législatives avec les Verts. Des propositions en ce sens avaient été formulées fin 2021, sans succès. Mi-mars, les négociations entre EELV et LFI s’étalaient aussi dans la presse. Les insoumis ont quant à eux proposé aux écologistes de les soutenir dans une quinzaine de circonscriptions en échange d’un retrait de leur candidature devant leurs sortants et treize autres territoires estimés gagnables pour LFI. Mais ils imposaient deux conditions : un soutien clair en cas de présence au second tour et l’arrêt des attaques de Yannick Jadot contre Jean-Luc Mélenchon, particulièrement sur la question ukrainienne. Car la fissure internationale est venue mettre un peu plus de sel sur des plaies qui tardent à cicatriser : « La question ukrainienne complique des accords aux législatives. Il ne faut pas oublier que la gauche française a toujours pâti des événements internationaux, or la guerre froide a repris », prévient Gérard Grunberg.

Ces divisions, cumulées à l’abstention galopante et à la règle du seuil de qualification à 12,5 % des inscrits, qui a toujours favorisé la bipolarisation de la vie politique, font craindre un crash général aux élections législatives. « La France insoumise et la gauche pourraient disparaître du Parlement ou, du moins, ne pas avoir de groupe : Mélenchon pourra toujours se contenter de son score à la présidentielle, mais il n’aura pas de force parlementaire, prédit Gérard Grunberg. On va vers un Parlement très à droite avec une Marine Le Pen qui a écrasé Zemmour et qui peut faire plus de 45 % au second tour de la présidentielle ! » Un scénario catastrophe pour la gauche. « Ce n’est pas exclu qu’il y ait un sursaut, tente de rassurerRémi Lefebvre, mais je vais être radical : ne faudrait-il pas que la gauche explose et qu’elle n’ait pas de groupe parlementaire ? Si elle en a un, un parti va se greffer autour et les mêmes causes produiront les mêmes effets. Or la gauche ne peut plus se permettre d’être en compétition avec elle-même. »