Voter Macron, dilemme de la gauche

Pour les électeurs qui ont voté à gauche le 10 avril, la déception laisse aujourd’hui place à l’indécision, face à deux candidats bien éloignés de leurs convictions.

Pauline Gensel  • 13 avril 2022 abonné·es
Voter Macron, dilemme de la gauche
Les soutiens de Jean-Luc Mélenchon rassemblés devant le Cirque d’hiver, le 10 avril au soir.
© Andre Alves / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Ils avaient les yeux rivés sur leur écran de télévision ou les oreilles pendues à leur radio. Ils s’étaient retrouvés entre amis ou en famille, dans un bar ou chez eux. Sur leur téléphone, ils scrutaient les dernières annonces, les derniers sondages. Mais à 20 heures, le glas a sonné : Emmanuel Macron et Marine Le Pen sont au second tour. Pour les électeurs de gauche, la déception est immense.

« J’y ai complètement cru, confie Benjamin, doctorant en sciences politiques et mélenchoniste convaincu. J’ai actualisé la page de mon ordinateur jusqu’à une heure et demie du matin, avant de finir par me résigner. » L’espoir avait rejailli au cours de la soirée, alors que les estimations donnaient un écart entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon de seulement 0,8 %. « Il ne manquait pas grand-chose pour voir un candidat de gauche au second tour », regrette Noé, originaire d’Ardèche et étudiant en littérature à Paris. Il a passé le début de sa soirée avec ses amis à écouter les discours des différents candidats. « C’était encore plus déprimant. Emmanuel Macron n’a rien lâché, il reste sûr de lui, alors que Jean-Luc Mélenchon a fait 20 % et que l’on aurait pu s’attendre à ce qu’il revienne sur la retraite à 65 ans par exemple. En matière de communication, j’ai trouvé son discours moins bien que celui de Marine Le Pen. Et je n’ai envie de voter ni pour l’un ni pour l’autre. »

Comment voter dimanche 24 avril ? La question taraude les esprits des électeurs de gauche, qui se voient proposer de choisir entre la droite et l’extrême droite. « C’est dur, reconnaît Mathilde, administratrice de compagnie de théâtre à Brest, qui a voté Mélenchon au premier tour même si elle se sentait plus proche des idées du NPA. Je suis dans le flou. On s’interroge beaucoup avec mes amis : certains disent qu’ils ne pourraient pas se réveiller en se disant qu’ils ont laissé passer le Rassemblement national. Et en même temps… »

Il y a bien sûr ceux qui sont certains de voter Macron, pour dresser un barrage contre l’extrême droite. Voter contre à défaut de voter pour. C’est le cas de Lucie, cheffe de produit dans une start-up en région parisienne. Elle a voté Yannick Jadot au premier tour, dans l’espoir de voir les frais de campagne du parti remboursés. Un échec. Marine Le Pen élue présidente de la République, elle ne peut l’imaginer. « Je considère ne pas avoir d’option : ce sera Emmanuel Macron. Pour moi, ce n’est pas la peste ou le choléra, c’est la peste ou une grosse grippe. Je préfère la grosse grippe. Avec l’espoir que Macron passera quelques mesures intéressantes parmi tout ce qu’il fera de mauvais. »

Ingénieure de 25 ans, Camille* avait prévu de ne pas voter au second tour en cas de duel Macron-Le Pen. Devant les scores des candidats du Rassemblement national et de Reconquête !, elle s’est finalement résolue à voter pour le chef de l’État sortant. « Si on additionne leurs deux scores, un tiers de la France est aujourd’hui fasciste. En tant que personne queer, qui se bat pour ses droits et qui connaît aussi beaucoup de personnes racisées qui font de même, j’ai peur. Et je n’ai pas du tout envie que les personnes minorisées se voient restreintes dans l’accès à leurs droits plus que ce n’est le cas aujourd’hui. »

Hésitations

La peur, c’est aussi ce qui peut faire pencher la balance pour Juliette, professeure particulière à Toulouse. La peur « qu’elle passe ». « Si le vote blanc était comptabilisé, je ne voterai pas Macron. Pour moi, la différence entre les deux candidats est symbolique : je ne trouve pas que la politique du président sortant tend vers la bienveillance ou vers une évolution d’un point de vue social. Mais je n’ai pas envie de voir Le Pen au pouvoir. »

Alors, Juliette va observer les sondages. De l’écart estimé entre les deux candidats dépendra son choix de déposer une voix pour Emmanuel Macron ou un bulletin blanc. Zoé*, cheffe de projet dans une agence de traduction, envisage d’opter pour la même stratégie. « Si je vois que les sondages donnent une avance importante à Macron, j’aurais peut-être moins de scrupules à ne pas voter pour lui. » Elle avoue cependant pouvoir céder face à la pression du vote « utile ». « Mes amis se positionnent plutôt en faveur du vote barrage. Et si Marine Le Pen est élue, ceux qui n’ont pas voté pour Macron seront sûrement pointés du doigt. » Zoé avait voté blanc au second tour il y a cinq ans. « Je n’ai jamais regretté mon choix. Mais ce sera peut-être différent cette année. »

« En tant que personne queer, qui se bat pour ses droits, j’ai peur. »

Benjamin s’était lui aussi abstenu en 2017. « J’avais très peur d’Emmanuel Macron, je ne voulais pas du tout voter pour ce personnage que l’on ne connaissait pas encore. Les sondages l’annonçaient avec un score gigantesque par rapport au FN, il était plus facile de s’abstenir. Aujourd’hui, cela m’effraie un peu plus. » L’abstention demeure pour lui une forme de militantisme, « contre la façon dont les élections se tiennent, le cirque médiatique qui fait que l’on ne donne pas la parole à tout un tas de candidats, le bruit abject autour d’Éric Zemmour qui a finalement fait 7 %. L’abstention, c’est un peu ce qu’il me reste, en tant que citoyen. »

L’impossibilité Macron

À la peur de voir l’extrême droite tenir les rênes du pays s’ajoute aujourd’hui celle de voir Emmanuel Macron exercer un second mandat dans la lignée du premier. « Pour moi, le quinquennat d’Emmanuel Macron relève du fascisme, avec la loi “sécurité globale”, la loi “séparatisme”, toutes les mesures qui ont été prises concernant l’école, la culture ou encore la police, énumère Noé, étudiant de 25 ans. Il me fait presque aussi peur que Marine Le Pen : j’ai l’impression que la politique de Macron tue autant que pourrait le faire une politique ouvertement fasciste. » Il est certain, « à 80 % », de voter blanc ou de s’abstenir.

Louise, professeure des écoles qui a voté Mélenchon au premier tour, partage le constat de Noé sur le dernier quinquennat. « Quand je vois la politique qu’a menée Emmanuel Macron, il m’est impossible de remettre son nom dans l’urne. Une politique raciste, dans laquelle les pauvres et les immigrés sont les plus méprisés. Selon moi, ce n’est pas faire barrage que de voter Emmanuel Macron. » Ce fut pourtant son choix en 2017. Elle lui avait alors laissé le « bénéfice du doute », tout en sachant qu’il ne se situait pas vraiment à la gauche de l’échiquier politique. Mais elle espérait « un truc entre les deux, entre la gauche et l’extrême droite ». Elle en est depuis revenue.

À Brest, Mathilde ne se voit pas non plus voter Macron, comme elle l’avait fait il y a cinq ans. « Je ne sais pas si je pourrais supporter un autre quinquennat en me disant que j’ai voté pour celui qui va nous ruiner. J’ai envie de voter blanc, mais je vais devoir affronter deux semaines de débat, de personnes qui vont me faire culpabiliser… Un enfer. » Elle s’était déjà dit qu’elle ne voterait pas en 2017, la dynamique de l’entre-deux tours avait fini par la faire changer d’avis. Elle était alors en lien avec des Chiliens qui avaient su la convaincre d’utiliser sa voix en faveur de ceux qui ne le peuvent pas. « Nous pouvons penser à l’abstention parce que nous avons un statut de privilégiés. Je suis Blanche, hétérosexuelle, je viens d’une famille qui a suffisamment d’argent : je peux m’en sortir quoi qu’il arrive dans un monde d’extrême droite. Il est bien plus facile de vouloir s’abstenir lorsque l’on sait que l’on n’aura pas besoin de survivre. »

Livrer bataille

Dans le Jura, Ninon*, qui travaille dans l’environnement, en est quant à elle convaincue : elle votera blanc. « J’aurais peut-être culpabilisé si je l’avais fait il y a cinq ans, mais cette année, je suis suffisamment convaincue de mon choix pour ne pas avoir de regrets. Je ne sais pas ce que donnerait un deuxième quinquennat Macron, mais il incarne et promeut tout ce que je ne veux pas dans une société : l’élitisme, le capitalisme, le tout-numérique, le nucléaire, une aggravation des problèmes environnementaux et des inégalités. » Elle voyait, en Jean-Luc Mélenchon, l’espoir de retrouver une population plus apaisée, qui n’aurait pas besoin d’être sans cesse dans la lutte, le militantisme, l’opposition. Au contraire, Ninon considère que, quelle que soit l’issue du second tour, les clivages et la radicalisation ne feront qu’augmenter. Peut-être plus encore avec Marine Le Pen au pouvoir. « L’opposition au gouvernement risque d’être forte, potentiellement violente. Mais nous n’allons pas attendre cinq autres années avant de nous mobiliser. »

Pour Mathilde, qui se considère comme appartenant à la gauche radicale, la mobilisation qui pourrait suivre l’éventuelle élection de Marine Le Pen est préférable à un semblant de consensus porté par Emmanuel Macron. « Je préfère voir des soulèvements éclore face à l’extrême droite plutôt qu’un endormissement devant une politique qui semble plus lisse mais qui fait tout autant de dégâts. » Elle pense aussi aux législatives à venir et considère que, si la candidate du Rassemblement national était élue présidente de la République, « elle serait incapable de faire quoi que ce soit, contrairement au président sortant ».

Un avis que partage Paul, responsable RSE en région parisienne. Il votera blanc le 24 avril, mais explique que s’il devait choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, il voterait pour la candidate du Rassemblement national. « Parce que je suis convaincu que si elle est élue, elle n’aura jamais l’Assemblée nationale, et son élection pourrait même favoriser l’émergence d’une vague de gauche et donc, potentiellement, d’un gouvernement à gauche. » Pour lui, plus que le second tour, les législatives constituent la prochaine bataille à livrer. « Quel que soit le candidat qui sortira vainqueur de ce second tour, il ne sera pas représentatif de la population. Il faudra donc faire en sorte que l’Assemblée le soit. »

  • Le prénom a été modifié.

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