Charlotte Gainsbourg : « Les êtres sans méfiance me touchent »

Charlotte Gainsbourg incarne tout en subtilité une femme et une mère dans _Les Passagers de la nuit_. Elle porte ici un regard fin sur son rôle, ses partenaires, et sur le film de Mikhaël Hers.

Christophe Kantcheff  • 4 mai 2022 abonné·es
Charlotte Gainsbourg : « Les êtres sans méfiance me touchent »
Charlotte Gainsbourg donne vie à Élisabeth, un personnage blessé et généreux.
© Pyramide Films

Très présente dans -l’actualité – au casting de la saison 2 d’En thérapie, sur Arte ; partie prenante du bel album de Soundwalk Collective, –Lovotic –, Charlotte Gainsbourg évoque ici son rôle de femme et de mère de famille durant les années 1980 dans Les Passagers de la nuit, de Mikhaël Hers. Elle y est magistrale.

Qu’est-ce qui vous a décidée à tourner Les Passagers de la nuit ?

Charlotte Gainsbourg : Une intuition. Je ne connaissais pas Mikhaël Hers. Je l’ai rencontré, il était assez mystérieux. Nous nous sommes bien entendus et le scénario m’a plu. Il allait vers davantage de tragédie que la version qui a été tournée. La fin est beaucoup plus forte ainsi. On reste sur un « entre-deux » ou juste avant les larmes.

Mon personnage, Élisabeth, me touchait mais je ne savais pas précisément pourquoi. Quand je lis un scénario, j’ai une impression très subjective. Et puis j’ai attendu la dernière minute – je suis paresseuse – pour m’investir dans le rôle et la préparation. Le tournage du film d’Yvan [Attal, Les Choses humaines_, NDLR]_ venait de s’achever. Comme je ne peux pas faire deux choses à la fois, j’attendais d’être vraiment sortie du film d’Yvan pour entrer dans celui de Mikhaël.

Pour moi, le personnage vit des drames. En l’interprétant, j’étais dans une grande intensité. Au début du film, elle est meurtrie. Elle vient d’être quittée par son mari, elle est nulle à son premier job et est virée dès sa première journée de travail. Elle est blessée physiquement aussi. On comprend qu’elle a traversé une maladie grave. Je vivais donc mon rôle avec toutes ces données. Mikhaël Hers a fait ce choix d’un traitement tout en délicatesse.

En interprétant mon personnage, j’étais dans une grande intensité.

Le film, achevé, m’a surprise. Sur le tournage, je me disais : « Est-ce que je ne suis pas trop lente dans mes gestes (parce qu’il s’agissait souvent de scènes où Élisabeth était seule chez elle) ? » En outre, ces scènes arrivaient en fin de tournage, où nous avions de moins en moins de temps. J’ai pensé que Mikhaël allait les sacrifier : pas du tout ! Il me rassurait. Il me disait : « Tu prends le temps que tu veux, c’est le bon rythme. » Je comprenais que j’étais juste avec le personnage par rapport à ce qu’il voulait. Ma lenteur, ma gestuelle lui plaisaient.

Comment avez-vous préparé ce rôle d’Élisabeth ?

Je me suis demandé : « De quelle génération est cette femme ? » Je me situe toujours par rapport à des personnes que je connais. Or elle n’est ni de la génération de mon père ni de celle de ma mère. Née autour de 1940, elle se situe entre les deux. Mon père est né dix ans plus tôt et était ado pendant la guerre. Du coup, c’est une autre mémoire, d’autres souvenirs. Ma mère, elle, a été adolescente dans les années 1960. C’est-à-dire quelqu’un d’épanoui. Or mon personnage n’est pas du tout épanoui. C’est une femme qui, dans les années 1980, n’a aucune modernité. Ce n’est pas une vieille dame non plus. Elle a à faire avec sa féminité, essaie d’en jouer car elle aspire encore à l’amour. Mais, de ce point de vue, on la sent très maladroite.

Elle dit qu’elle n’a eu qu’un seul homme dans sa vie : pour cette génération de femmes, c’était possible…

Oui, elle a dû rencontrer son mari à 20 ans. Elle n’a pas travaillé, a abandonné ses études pour se consacrer à ses enfants, sans y voir de sacrifice. Mais elle est complètement dépassée quand il s’agit d’aller chercher un boulot. Heureusement, elle va trouver quelque chose qui correspond à son monde : c’est une femme plutôt solitaire, qui vit la nuit, qui y a ses rêveries. Elle est embauchée au standard d’une émission de radio nocturne.

Vous la perceviez donc de façon plus tragique que ne l’est le personnage dans le film. Pourquoi ?

J’avais besoin de m’appuyer sur des traits forts. Elle vient de vivre une rupture, le type est parti avec une fille plus jeune, elle a honte de demander de l’argent à son père. Il y a aussi le départ de sa fille aînée du domicile, auquel elle ne s’est pas préparée. À mes yeux, tout est tragique chez elle. Malgré sa pudeur, elle ne peut faire autrement que d’exprimer ses sentiments. Ce personnage gauche est émouvant.

Cette maladresse et la lenteur de vos gestes dont vous parlez contribuent à la douceur du film, qui est un trait commun de l’œuvre de Mikhaël Hers. Son film précédent, Amanda, se situait dans un contexte tragique, celui des attentats. Les Passagers de la nuit s’inscrit davantage dans le quotidien. Mais le cinéaste transforme quelques grands événements d’une vie en dramaturgie…

Il est vrai qu’il est compliqué de présenter le film à quelqu’un qui ne l’a pas vu. J’espère que les gens auront envie d’y aller. Comment peut-on le résumer ? C’est le destin d’une famille sur dix ans. Ce sont les années Mitterrand, les années 1980, et l’on suit un bref parcours de vie d’une femme qui se reconstruit. Mais le film ne se réduit pas du tout à cela.

Mikhaël Hers ne fait pas le point sur les nuages, il fait le point sur le ciel. C’est plus difficile.

Son intrigue a une importance relative. Ce qui compte, par exemple, c’est la représentation qu’il donne de l’attention à l’autre et de l’hospitalité. Votre personnage est l’inspiratrice de cette attention aux autres.

Oui. Parce qu’Élisabeth a une tendresse, une empathie en tout cas, qui est tout sauf fausse ou calculée. Elle est touchée par la jeune fille, Talulah [Noée Abita, NDLR], qui est à la rue et à qui elle propose de l’héberger. Ce que je trouve émouvant, c’est qu’elle ne la comprend pas du tout, elle ne saisit pas à qui elle a affaire. Elle est intriguée, elle veut l’aider. C’est très bienveillant et en même temps naïf.

Est-ce vraiment de la naïveté ? N’est-ce pas tout simplement qu’elle ne se regarde pas agir, qu’elle ne pense pas à « faire le bien ». Elle le fait et c’est tout.

Je me racontais autre chose. Ce n’était pas seulement qu’elle aidait une jeune fille en détresse. Il y a de cela bien sûr, même si elle est démunie une fois qu’elle découvre que Talulah se drogue. Mais elles sont tellement à mille lieues l’une de l’autre que je me disais qu’Élisabeth était fascinée par Talulah, comme une attirance des contraires. Sans doute était-ce pour moi, qui n’ai pas cette générosité, une manière supplémentaire de m’accrocher au personnage. En outre, cela survient à un moment où ses enfants sont autonomes. Elle tend aussi la main parce qu’elle sent que ses enfants n’ont plus besoin d’elle.

Comment imaginez-vous qu’une femme d’aujourd’hui va recevoir votre personnage ?

Je crois qu’elle sera vue comme une femme d’un autre monde. Une femme qui commence dans la vie active à 45 ou 50 ans, qui s’est beaucoup appuyée sur son mari, cela n’existe pratiquement plus. Aujourd’hui, c’est un ovni. Ce qui n’a pas bougé, c’est la tendresse d’une mère, le rapport affectif entre elle et ses enfants. Et sa détresse quand elle voit ses enfants partir. Je trouve qu’on n’en parle pas suffisamment, alors que c’est une épreuve terrible.

Diriez-vous que le film développe une vision idéalisée de la famille ?

Non. Ce n’est pas un ciel sans nuages non plus. Mais Mikhaël Hers ne fait pas le point sur les nuages, il fait le point sur le ciel. C’est beaucoup plus difficile à réaliser. Quant à la notion de famille : à la radio aussi Élisabeth s’en est constitué une. Elle a une manière d’évoluer sans méfiance. Les êtres sans méfiance me touchent.

Oui, à propos d’Élisabeth, c’est plus juste que le mot « naïveté »…

Je suis d’accord. Or, aujourd’hui, on vit davantage dans la peur, ce qui accroît la méfiance.

Avez-vous eu la sensation de revivre les années 1980 ?

Oui, surtout grâce au décor : les fiches de la bibliothèque de prêt, les cassettes vidéo, tous ces objets qui paraissaient préhistoriques aux jeunes acteurs avec qui je jouais. Une vie sans réseaux sociaux, sans téléphone portable, sans ordinateur, où on est vraiment à l’écoute, où on ne fait pas mille choses en même temps… Cela a tellement de valeur pour moi aujourd’hui ! Justement parce que moi-même je suis prise au piège de notre univers contemporain. J’ai vécu dans les deux mondes et je me rends compte de tout ce qu’on a perdu.

Ces années-là correspondent aussi à mes débuts au cinéma. Or je voyais chez Quito Rayon–Richter, le jeune acteur qui joue mon fils, le même émerveillement que le mien à l’époque sur un tournage. Sa volonté de bien faire, son envie de plaire au metteur en scène. Il était tellement heureux d’être là ! Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu cela chez un comédien. J’ai aussi vu sa détresse quand est arrivée la fin du tournage. J’en avais moi aussi horreur. J’avais été la petite enfant chérie du tournage pendant deux mois et je devais repasser à une vie d’école banale…

De belles séquences des Nuits de la pleine lune d’Éric Rohmer, avec Pascale Ogier, sorti en 1984, sont citées dans Les Passagers de la nuit. Qu’est-ce que cette comédienne vous inspire ?

Pascale Ogier n’est pas une actrice qui résonne beaucoup chez moi. J’ai eu une autre éducation cinématographique à cette époque-là. Pour le cinéma français, j’allais voir les Truffaut, les Godard – les plus anciens –, les films d’Agnès Varda et surtout ceux de Pialat – j’étais obsédée par Pialat. Claude Miller [avec qui Charlotte Gainsbourg a tourné L’Effrontée et La Petite Voleuse_, NDLR]_ m’a fait en partie mon éducation cinématographique française. Mon père s’était occupé des Américains, des Italiens et des Français d’avant-guerre, les films avec Michel Simon notamment…

Auriez-vous aimé faire de la radio ?

Non, car je n’aime pas m’écouter. Sauf pour un album, une fois qu’une chanson est mixée, parce que ma voix fait partie intégrante de la chanson. Mais j’ai beaucoup de mal avec ma voix nue, que ce soit en interview ou au cinéma.

Par ailleurs, je trouve que les animateurs radio, même si j’aime en écouter certains, ont conscience de leur voix. Ce qui fait que cela rend la chose moins candide. Moi, j’aime quand il y a une innocence totale. Dans les films, si je m’entends faire, c’est que ce n’est pas naturel. Aujourd’hui, je ne veux plus me voir et je n’ai pas très envie de m’entendre non plus. Mais j’adore ce que je fais.

Les Passagers de la nuit, Mikhaël Hers, 1 h 51.

Cinéma
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