Derrière le mythe de l’aventurier

Une exposition à la BNF se penche sur les « Visages de l’exploration » du monde au XIXe siècle. Entre héroïsation de certaines personnalités et invisibilisation des femmes et des acteurs locaux, sur fond d’expansion coloniale.

Hélène Blais  • 11 mai 2022
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Derrière le mythe de l’aventurier
Dans l’Ouar, paysage du Sahara algérien, Fernand Foureau, 1896.
© BnF, SG

Comment raconter et donner à voir l’histoire de l’exploration du monde ? Longtemps considérée comme une aventure savante européenne, entreprise par des hommes prêts à braver tous les dangers pour collecter des informations sur les mondes lointains, l’exploration a été le prétexte d’un récit nourri de héros et de territoires « vierges ».

Dès 1821 en France puis ailleurs en Europe, les sociétés de géographie sont des sites privilégiés de la construction d’une culture de l’exploration. Les explorateurs font l’objet d’une admiration relayée par la presse illustrée et la littérature populaire : Jules Verne en fait des héros romanesques, Nadar immortalise les plus célèbres d’entre eux dans des postures qui inspirent le respect.

Au-delà de la mythologie qui nourrit jusqu’à aujourd’hui une fascination pour l’aventure lointaine, l’histoire peut cependant être revisitée, puisque l’on sait désormais que l’entreprise fut beaucoup moins individuelle qu’il n’y paraît : l’exploration a été rendue possible par la collaboration, plus ou moins contrainte, d’une multitude d’acteurs souvent invisibilisés au retour des expéditions (1). Ainsi, elle ne fut pas uniquement masculine : en 1900, Octavie Coudreau, qui poursuit l’exploration des affluents de l’Amazone après la mort de son mari, s’affirme comme « explorateur », regrettant « ce mot qui ne supporte pas d’être féminisé ». Et les Européens ne furent pas les seuls à initier et entreprendre des voyages à la découverte du monde (2). Entreprise savante, l’exploration fut également intimement liée à l’expansion coloniale de l’Europe au XIXe siècle, et cette relation parfois ambiguë entre l’appétit de savoir et la conquête mérite d’être analysée plus systématiquement.

Dresser une carte, collecter des plantes ou mesurer des températures suppose d’établir des contacts dans les lieux explorés, de travailler avec des guides, des traducteurs, d’engager parfois des escortes armées, puisque l’intrusion en terre étrangère est parfois violente. À l’occasion de l’exposition « Visages de l’exploration » à la Bibliothèque nationale de France (du 10 mai au 21 août), il est nécessaire d’insister sur les aspects les moins manifestes de cette histoire, en cherchant à donner à voir les acteurs et actrices invisibles de l’exploration, si souvent anonymes, et dont les traces sont rares.

L’exposition s’appuie sur les archives de la Société de géographie, mais aussi sur les collections du Quai Branly, du Muséum d’histoire naturelle, du musée Guimet ou encore des archives nationales d’outre-mer. En s’intéressant à ce qui se passait vraiment sur le terrain, il s’agit de montrer l’intensité des interactions, la dépendance des « héros » aux conditions géopolitiques locales, le caractère relatif enfin de la « découverte » de lieux souvent bien connus de leurs guides. Ces derniers, avec les porteurs, les interprètes et les cantinières, font partie des invisibles de l’histoire de l’exploration, qu’une relecture fine des archives permet de mettre en lumière.

Ainsi, un carnet de solde de l’expédition de Fernand Foureau, dévoilant le paiement des auxiliaires, fait surgir une économie de l’exploration, tout comme les traces d’échanges d’objets aujourd’hui conservés dans les musées européens témoignent de transactions avec les populations rencontrées, mais aussi d’appropriations illicites. L’explorateur Clapperton se repose largement sur les cartes que lui dessine le sultan de Sokoto, Mohammed Bello, en 1824. Et si beaucoup d’acteurs sont restés anonymes, dans le flou de l’arrière-plan des photographies, d’autres ont un nom et une histoire, même s’ils ne l’ont pas racontée eux-mêmes : Apatou, le « fidèle » compagnon de Jules Crevaux, ancien esclave ayant fui les plantations du Surinam pour la Guyane, assiste l’explorateur pendant cinq ans, et est présent lors de la conférence donnée à la Société de géographie en 1879. Qualifié de « Vendredi » par la presse de l’époque en référence au roman de William Defoe, il est à l’image de ces doubles des explorateurs, acteurs essentiels de l’entreprise, auxquels l’exposition tente de redonner une place, même si leurs itinéraires de vie conservent de larges parts d’obscurité.

  • Hélène Blais est co-commissaire de l’exposition « Visages de l’exploration au XIXe siècle. Du mythe à l’histoire », BNF, Paris, du 10 mai au 21août, et en a dirigé le catalogue avec Olivier Loiseaux.

(1) Hidden Histories of Exploration. Researching the RGS-IBG Collections, Felix Driver et Lowri Jones (dir.), RGS-IBG/Royal Holloway, 2009.

(2) L’Exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes, Romain Bertrand, Hélène Blais, Guillaume Calafat et Isabelle Heullant-Donat (dir.) Seuil, 2019.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes
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