À l’Assemblée, l’union des droites en bonne voie

Passé les nécessités de la présidentielle, la macronie envisage désormais très sérieusement de voter avec la droite et l’extrême droite. Une voie d’eau majeure dans la tradition du barrage républicain.

Lucas Sarafian  • 28 juin 2022 abonné·es
À l’Assemblée, l’union des droites en bonne voie
Les 89 parlementaires RN, en quête de respectabilité, éviteront sans doute le blocage systématique.
© Christophe ARCHAMBAULT / AFP

Certaines petites phrases ne trompent pas. « Ce sont des députés qui font du travail, comme tout le monde. Ils sont en commission, il faudra que leurs amendements soient entendus. » « Ils », ce sont les 89 députés du Rassemblement national. Des députés comme les autres, selon ce cadre de la Macronie battu aux législatives mais toujours actif. « Il ne faut désormais plus raisonner en termes d’opposition, pour personne. Si les députés RN ne jouent pas le blocage, pourquoi pas ? On va travailler les amendements, écouter les oppositions. De cette façon, il y a moyen de gagner quelques abstentions au moment du vote et le texte pourra peut-être passer. » L’heure est aux petits calculs. Et pour composer face à une gauche rassemblée, tout est désormais permis pour la majorité présidentielle qui n’a pas obtenu les 289 élus nécessaires pour être qualifiée d’« absolue ». Même avec l’alliance avec une extrême droite qui n’a jamais compté autant de députés depuis la Libération.

Déjà élus en 2017, puis réélus le 24 avril dernier grâce à un barrage républicain au second tour de la présidentielle, Emmanuel Macron et ses troupes prennent quelques libertés avec ce qui a longtemps fait figure de digue morale infranchissable. Au soir de sa réélection, sur le Champ-de-Mars, le président louait ceux qui avaient voté pour lui dans le but d’amoindrir le score de Marine Le Pen, en se sentant « dépositaire de leur sens du devoir, de leur attachement à la République ». Jusque-là, l’alliance était toujours inenvisageable. Mais alors que tout le monde pensait Jupiter intouchable, l’Assemblée inattaquable, l’élection imperdable, Emmanuel Macron a finalement été bousculé. Un déséquilibre qui semble lui avoir fait perdre sa boussole idéologique, égarée dans le jardin d’hiver de l’Élysée sous la verrière décorée par Daniel Buren, où était organisée, le 19 juin, la soirée électorale du Président et de ses plus proches ministres et conseillers. Un revirement net, brutal. En moins de deux mois.

« Lâcher quelques trucs »

Et les digues ont peu à peu commencé à sauter. Sur BFM TV, au soir du second tour des législatives, le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, est face à l’ex-ministre sarkozyste et aujourd’hui eurodéputé RN Thierry Mariani, quand il lâche l’une de ces petites phrases qui font dérailler le système sur BFM TV : « Les Français veulent en revanche incontestablement qu’on puisse avancer avec beaucoup de bon sens. C’est en réalité à l’Assemblée nationale que nous verrons comment nous essayons d’avancer ensemble. » Parallèlement, sur France 2, le président du MoDem et allié d’Emmanuel Macron, François Bayrou, lance face à Philippe Ballard, élu RN dans l’Oise : « Je ne sais pas si ça s’appelle extrême droite. » Le lendemain sur France-Info, Aurore Bergé, la présidente du groupe Renaissance (ex-LREM), enfonce davantage le clou : « On avait malheureusement des cas où c’était compliqué de définir qui était le candidat le plus républicain. Regardez un duel entre François Ruffin et le RN… » Le 21juin sur le plateau de France 5, la députée LREM des Hauts-de-Seine Céline Calvez, lance froidement : « Quand on a besoin d’avoir une majorité et si c’est bon pour les Français, on va aller chercher les voix du Rassemblement national. »

“Les Français ne veulent de toute façon plus du front républicain”, ose un député.

« Pour être clair : que l’on prenne en compte un amendement LFI ou RN, je m’en branle. S’ils apportent des trucs, pourquoi y serait-on forcément opposé ? », affirme aujourd’hui un député très actif de la majorité qui explique que la ligne de conduite ne doit pas suivre les logiques partisanes mais « l’intérêt général et le coût financier ». « Il va falloir que l’opposition prenne ses responsabilités et ne tombe pas dans le blocage. Mais il faudra aussi qu’on soit en capacité de leur lâcher quelques trucs. » Le dialogue est ouvert. « L’opposition au Rassemblement national est fondamentale dans la majorité, explique un ancien parlementaire, plutôt représentatif de l’aile gauche. Mais un député reste un député. Et si un amendement va dans le bon sens, on ne va pas le disqualifier sous prétexte qu’on estime son auteur être “non-républicain”. Si le RN vote des textes, on ne va pas faire comme Mendès France en 1954 et ostraciser une partie des voix (1).» « Les Français ne veulent de toute façon plus du front républicain », ose même un autre parlementaire dans une discussion qui tourne autour de la ligne stratégique de la majorité. Comprendre : au sein du camp Macron, plus la peine d’affirmer une quelconque différence entre le parti présidentiel et l’extrême droite. On ne voit donc plus de problème à aller chercher des voix du côté du parti lepéniste. Jusqu’à renvoyer dos à dos l’opposition de gauche et l’extrême droite ? « Les députés RN ne sont pas moins légitimes que ceux élus avec l’étiquette LFI ou PS », déclare un député Ensemble ! Une position qui s’inscrit dans la lignée de la campagne des législatives, où l’ancienne majorité a été incapable d’établir une quelconque hiérarchie entre la gauche « mélenchoniste » et l’extrême droite.

« Seulement quelques cas au sein de la majorité sortante ont appelé à voter pour le candidat de la gauche réunie plutôt que pour celui du parti d’extrême droite. Ils n’ont pas cessé de symétriser l’extrême droite et la Nupes. C’est un crash éthique d’Emmanuel Macron et de la Macronie », analyse Philippe Corcuff, maître de conférences à l’IEP de Lyon et auteur de La Grande Confusion (éditions Textuel, 2021). Le chercheur dresse le constat d’un « effondrement » du concept de front républicain au sein des discours politiques. Et non un effritement, car « cette barrière entre l’extrême droite et les partis du camp républicain n’est plus défendue par grand monde dans l’espace politique ».

Après un projet de loi « asile et immigration » en 2018 porté par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérard Collomb, qui expliquait que les migrants « font un peu de benchmarking pour regarder les législations à travers l’Europe qui sont […] les plus fragiles », un entretien accordé par Macron à l’hebdo réac Valeurs actuelles en 2019, le maintien au gouvernement de ministres aux combats quasi obsessionnels contre « l’islamo-gauchisme » ou « le wokisme », les mains sont aujourd’hui ouvertement tendues. La banalisation est actée.

« Égalité et respect »

Au sein des rangs de la droite traditionnelle aussi, les signes s’accumulent. Dans une interview accordée au Parisien le 21 juin, Gérard Larcher, le président Les Républicains du Sénat, explique que « la pratique républicaine consiste à considérer tous les élus avec un principe d’égalité et de respect » tout en défendant que le président de la Commission des finances « doive être issu de l’opposition. Or, je constate que le RN est le premier groupe d’opposition ». Lors du conseil stratégique du parti qui s’est tenu le lendemain du second tour, le très identitaire Laurent Wauquiez a exclusivement tapé sur la Nupes, et a oublié de mentionner une donnée politique majeure dans la vie politique du pays : le plus grand groupe d’extrême droite à l’Assemblée. « Le pays va être très fracturé, il va découvrir l’extrême gauche », analyse-t-il. Un petit oubli lourd de sens alors que le cordon sanitaire s’est déjà bien effondré au sein des LR. L’étanchéité entre la droite républicaine et le parti fondé par Jean-Marie Le Pen, et au sujet duquel Jacques Chirac était intraitable, est désormais révolue. Comme un symbole, la ligne du très radical Éric Ciotti – qui aurait voté Zemmour plutôt que Macron dans un hypothétique second tour – a pris une place majeure au sein du parti.

Le RN va « jouer à coup sûr la carte de la responsabilité.

« Attention, ils vont vouloir faire illusion en faisant mine de travailler avec nous, avertit Richard Ramos, député MoDem. Il ne faut pas tomber dans le piège. Il est hors de question de construire une majorité avec ceux qui veulent fracasser la démocratie. » Un autre prévient que le RN va « jouer à coup sûr la carte de la responsabilité avec des parlementaires qui se montreront respectueux et modèles ». Une référence claire à la promesse formulée par Marine Le Pen au soir du second tour : « Nous incarnerons une opposition ferme, c’est-à-dire sans connivence. Mais une opposition responsable, c’est-à-dire respectueuse des institutions et toujours constructive. » En clair, le Rassemblement national ne jouera pas le blocage, ne se joindra pas à la motion de censure qui sera déposée par la gauche et pourra même voter certains textes. Objectif ? La notabilisation.

« À partir du moment où des propositions sont formulées et qu’elles étaient dans notre programme, on ne va pas se contredire nous-mêmes », lance sur France 5, le 21 juin, la nouvelle députée RN de Gironde Edwige Diaz, en pensant à l’indexation des pensions de retraite sur l’inflation annoncée par le gouvernement. Le rapprochement n’a jamais été aussi fort. Le maire de Béziers, très proche de la leader du RN, Robert Ménard, expose le choix qui se présente devant le parti d’extrême droite dans Libération (25 juin) : « Soit le Rassemblement national montre qu’il est capable de devenir un parti qui peut diriger, même si c’est avec d’autres, soit il s’enferme dans une logique minoritaire et reste loin du pouvoir pendant de longues années. » Lui a un rêve : l’union des droites. Et ce rêve, Emmanuel Macron et les siens sont en passe de le réaliser.

(1) Pour couper court au soupçon d’être un compagnon de route des communistes, Pierre Mendès-France n’avait accepté d’être investi président du Conseil le 18 juin 1954 qu’à la condition d’obtenir une majorité absolue, sans les voix des 95 députés communistes et apparentés qui avaient décidé de le soutenir.

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À (l'extrême) droite toute
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