Étienne Balibar : « Le global et le local ne sont pas séparables »

Le philosophe Étienne Balibar montre que la politique, sous l’effet de la mondialisation, est devenue une « cosmopolitique », ce qui modifie de fait l’institution frontalière.

Olivier Doubre  • 23 juillet 2022
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Étienne Balibar : « Le global et le local ne sont pas séparables »
« Floating Earth », une œuvre de Luke Jerram.
© Christopher Furlong / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP

L’épineuse question des frontières demeure l’un des points centraux du politique, quand l’évolution actuelle du monde tendrait à plaider pour leur dépassement, sinon leur déplacement, qu’il s’agisse des frontières climatiques ou d’une conception globale de l’espèce humaine. Il est nécessaire de mettre à profit la philosophie politique pour mieux décrypter cette évolution vers une « cosmopolitique », ou politique globale, désormais indissociable de la politique telle que nous la concevons depuis l’Antiquité.

Philosophe d’influence marxiste, Étienne Balibar a été formé à l’École normale supérieure par Louis Althusser dans les années 1960. Il a secondé ce dernier (avec ses camarades étudiants en philo Jacques Rancière, Pierre Macherey et Roger Establet) dans l’élaboration de Lire Le Capital (Maspero, 1965), ouvrage majeur de renouveau de la pensée marxiste. La question de l’internationalisme y tenait une place importante. Mais cet « internationalisme militant » est aujourd’hui doté d’une « dimension » cosmo-politique.

Étienne Balibar vient de publier le troisième tome de ses Écrits, rassemblant divers textes et interventions dans lesquels il analyse les bouleversements dans l’approche contemporaine des problèmes politiques. Où il apparaît que la fonction des frontières se trouve sinon dépassée, du moins profondément modifiée, ce qui marque une rupture avec les approches traditionnelles de politiques jadis conçues dans des entités nationales strictement délimitées.

Avec la mondialisation et la pandémie de covid-19, diriez-vous que les frontières sont toujours efficaces ?

Étienne Balibar : Cette question interroge ce que l’on entend précisément par frontières. Et de quelles frontières on parle. Bien entendu, le sens courant du mot renvoie aux frontières nationales, codifiées par le droit international et inscrites sur les cartes. Elles jouent évidemment un rôle fondamental dans toutes sortes de processus. Mais elles ont toujours une double fonction. D’un côté, celle d’être tournées vers l’intérieur, c’est-à-dire une fonction de police, au sens large du terme. En ce sens, c’est l’institution qui relie entre eux les trois termes qui ont permis à Michel Foucault de définir la biopolitique : sécurité, territoire et population.

Fermer les frontières ne suffit pas à stopper les flux !

D’un autre côté, comme les historiens et les géographes l’ont bien montré, en particulier depuis leur instauration dans leur sens moderne à partir du XVIIe siècle, notamment avec la « paix de Westphalie », les frontières sont devenues à cette époque l’instrument fondamental des rapports de force, diplomatiques et d’organisation entre les États. Tous les problèmes liés à la guerre, à la monnaie, au contrôle des -populations et des migrations, à -l’organisation et au contrôle des flux de toutes sortes d’un pays à l’autre mettent immédiatement en jeu les -frontières.

À cela s’ajoutent toutes les procédures administratives, avec les passeports, les visas, etc. C’est là le sens premier des frontières, mais il y en a d’autres. Avec la pandémie de covid-19, on a vu des frontières réactivées là où elles étaient en sommeil. Comme à l’intérieur de l’Union européenne. Ou bien elles ont été mobilisées pour tenter d’imposer un contrôle étatique et sanitaire sur la circulation des personnes, source de propagation du virus. On voit tout de suite que certains processus sont plus complexes et, parfois, plus forts que la volonté des administrations. Ce qui était déjà le cas à propos des migrations. « Fermer » les frontières ne suffit pas à stopper les flux !

Mais il y a d’autres aspects qui caractérisent les institutions frontalières. Et, en tant que vieux structuraliste, je me pose bien sûr la question de savoir comment les frontières structurent le monde. C’est pourquoi j’ai tenté de montrer, à l’aide de la pensée d’un personnage alors sulfureux, Carl Schmitt (1), qu’il y a deux types de frontières : d’une part, celles qui découpent l’Europe entre États (ou État nations) ; d’autre part, celles qui sont tracées par l’Europe, ailleurs, pour se partager le reste du monde. Cela commence par les traités qui répartissent les territoires outre-mer, d’abord entre les Portugais et les Espagnols, pour ensuite aboutir au congrès de Berlin de 1885, où les puissances européennes vont se partager – et surtout délimiter – leurs possessions coloniales.

On a donc des frontières qui découpent l’Europe et, d’autre part, des frontières tracées par l’Europe découpant le reste du monde.

Est-ce pour cela que vous différenciez deux types de frontières : les unes locales et les autres globales ?

Oui. J’ai alors avancé la thèse, qui n’est pas seulement la mienne, selon laquelle le global et le local ne sont en fait pas séparables : cela impose plutôt une sorte de rationalité à l’usage de la surface du globe terrestre. Évidemment, si l’on prend l’actualité immédiate, et la plus douloureuse, avec ce qui se déroule en Ukraine, on en a une illustration dramatique, dans le sens où le conflit porte sur une région (qui est en train d’être détruite par les armées russes) dont on ne sait pas si elle sera conservée par les Ukrainiens dans leurs frontières nationales ou si elle va être prise en otage par la Russie. C’est donc bien là un conflit local, d’une certaine façon. Mais d’une autre façon, dans le sens où les nations ne peuvent plus véritablement exister sans appartenir à des blocs, la question qui se pose est de savoir comment, et sous quelle forme, l’Ukraine sera ou bien incorporée à l’espace européen (qui est lui-même de plus en plus subordonné au système d’alliances occidentales, c’est-à-dire à l’Otan), ou bien sous l’emprise de l’autre système, que l’on pourrait qualifier d’eurasiatique.

C’est pourquoi cette guerre est bien à la fois une guerre de frontières locales et une guerre de frontières globales. Et je ne peux que me retrouver dans l’éditorial de Denis Sieffert titré « Guerre mondialisée (2) ». Car il ne s’agit pas d’une guerre « mondiale », comme celle de 1914-1918 (ou la suivante), où tous les pays du monde auraient envoyé des troupes sur le théâtre des opérations, mais bien plutôt une guerre mondialisée.

Mais, outre ces deux doubles fonctions des frontières, locales et globales, ou tournées vers l’intérieur et vers l’extérieur, il existe un autre type de frontières qui se superposent à tout ce que je viens de dire et aux frontières « classiques », et qui introduisent un élément de complexité supplémentaire : on pense ici aux frontières climatiques – et surtout au déplacement de celles-ci. Et cela devient central si l’on examine les contrecoups de la guerre en Ukraine sur les pays du Sud, et en particulier pour l’alimentation.

Ces frontières sont en train de se déplacer, avec des effets démographiques, écologiques et économiques massifs. Or ce ne sont pas du tout des limites définies par des traités, par des États ; mais ce n’en est pas moins réel ! C’est pourquoi j’introduis la question d’une cosmopolitique, ne serait-ce que parce que ce déplacement des frontières climatiques a des conséquences pour lesquelles cela n’a aucun sens de dire que l’on serait dans tel camp ou tel autre.

Vous écrivez ainsi dans l’introduction à ce recueil de textes : « toute politique est cosmopolitique » et même que « toute politique ne peut plus exister sans cette dimension ». Que cela signifie-t-il ? Et pourquoi une telle conviction ?

J’ai écrit intentionnellement cette phrase pour, de façon dialectique, bien signifier l’objet de ce volume. Et pour énoncer clairement ma conviction qu’aujourd’hui, quelle que soit la région du monde dans laquelle on se situe, mais aussi quelle que soit l’échelle où nous sommes, il n’y a pas de situations politiques ou de conflits (puisque la politique, ce sont d’abord des conflits) pour lesquels on pourrait s’imaginer simplement s’enfermer dans une sorte de bulle étanche. Sans prendre en considération les influences et les répercussions qui s’étendent à toute la surface de la Terre. Il y a donc une sorte de délocalisation généralisée. Et les tentatives de « relocalisation » elles-mêmes ne sont qu’une façon stratégique d’essayer d’en contrôler certains des effets. C’est -pourquoi on devrait considérer que toute politique est en quelque sorte absorbée dans la géopolitique, ou plutôt dans la cosmopolitique, dans la politique mondiale. Mais je prends aussitôt la précaution de préciser que je ne crois pas que ce concept de cosmopolitique va d’un coup digérer toutes les dimensions de la politique dont nous avons hérité et dont nous continuons d’avoir besoin. Simplement, je ne pense pas qu’elles puissent désormais exister séparément. Il y a des politiques d’exploitation, d’émancipation, d’autres encore d’insurrection ou de résistance à la violence (que j’avais appelées autrefois des politiques de civilité), des politiques sociales et culturelles, etc. Toutes ces dimensions subsistent naturellement aussi et elles se déclinent sur plusieurs niveaux à la fois. Mais cet horizon cosmopolitique est toujours présent dans les plus particulières et localisées d’entre elles.

Pour rester dans une optique très « politique », ce concept de cosmopolitique pourrait-il, à terme, constituer le fondement d’un nouvel internationalisme ?

C’est une très bonne question, en effet ! J’ai voulu inscrire dans ce volume une section, avec plusieurs textes, où je m’essayais à une présentation synthétique des notions d’internationalisme, d’une part, et de cosmopolitisme, de l’autre, qui mette aussi en évidence la réciprocité des deux termes.

Les frontières climatiques ne sont pas définies par des États mais n’en sont pas moins réelles.

Si on se situe à un niveau très élémentaire de l’histoire de la philosophie, on doit se souvenir que la grande figure de proue de l’idée cosmopolitique, c’est Kant, avec son opuscule sur « la paix perpétuelle », et celui qui fonde l’idée internationaliste, au sens le plus courant et le plus connu, c’est bien sûr Marx. Mais, dans le détail, les choses sont bien plus compliquées – et bien plus intéressantes !

Au départ, l’internationalisme marxien, ou marxiste (dont j’ai écrit que c’était une histoire tragique au siècle dernier, avec bien des pages sombres), n’était qu’une variante du cosmopolitisme, comme les historiens des idées l’ont bien documenté d’ailleurs. En 1848, au moment du « Printemps des peuples », deux discours internationalistes se constituent, qui héritent tous les deux d’un certain cosmopolitisme classique : celui de Mazzini, c’est-à-dire celui des jeunes nations en quête de démocratie contre les empires (comme l’Italie, la Pologne, l’Allemagne bien sûr), et celui de Marx, donc du mouvement ouvrier naissant. Pour faire court, ce à quoi on assiste, c’est à une histoire de rencontres et de séparations, à travers les frontières ou à cheval sur elles. Or, je pense que non seulement cette histoire continue aujourd’hui, avec toutes sortes de maillons intermédiaires importants, comme le panafricanisme ou le Forum social mondial, mais qu’il existe un internationalisme qui a maintenant besoin d’être bien plus cosmopolite que ne l’a été l’internationalisme du mouvement ouvrier, puisque celui-ci a très vite conçu que, si les intérêts de classe traversaient les frontières, la classe elle-même s’organiserait sur une base nationale. Ce qui a évité de se poser le problème de la diversité culturelle, donc tous les problèmes du multiculturalisme…

C’est pourquoi, à partir de la question de l’interculturalité, on doit aujourd’hui développer l’internationalisme sous une forme bien plus cosmopolite qu’on ne l’a fait par le passé. Toutefois, celui-ci renvoie d’abord à une catégorie qui connote d’abord l’activité militante. Je pense ici à un internationalisme militant, sur un certain nombre de terrains, en premier lieu évidemment celui de l’écologie, mais aussi celui de la lutte d’émancipation des femmes, non seulement contre le patriarcat mais contre les féminicides, les violences, outre encore la lutte contre l’armement ou le trafic d’armes. Si tous ces combats, tous ces internationalismes n’entrent pas en scène, j’ai bien peur que le cosmopolitisme, ou la cosmopolitique, reste une idée un peu fumeuse.

Reste cette question complexe : comment le cosmopolitisme pourrait-il être vraiment démocratique ?

On peut bien sûr proférer des principes, des évidences, ou des envolées qui ne mangent pas de pain ! Je pourrais ainsi déclarer : « La cosmopolitique sera démocratique ou ne sera pas ! » Mais évidemment cela ne suffit pas. En aucun cas ! Je crois qu’il est très important de distinguer et d’articuler, en même temps, de façon dialectique, les deux notions de cosmopolitique et de géopolitique. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle je me nourris des interventions de Bertrand Badie (et d’autres), qui me semblent être à la recherche d’une « géopolitique d’en bas ».

À partir de l’interculturalité, on doit développer l’internationalisme.

Au fond, l’idée consiste à refuser que les seuls acteurs de la géopolitique soient les États. Et, éventuellement aussi, quelques organisations supranationales, mais qui ne tirent les ressources de leur efficacité que du fait qu’elles sont soutenues par les États – ou par certains États.

Cela fait très longtemps, toutefois, qu’il y a d’autres points de vue, avec d’autres acteurs, pour promouvoir une « géopolitique d’en bas », où les rapports de force à l’échelle mondiale ne seraient pas seulement déterminés par les machines étatiques, mais aussi par les peuples, et surtout les peuples en mouvement – cela s’est par exemple confirmé au moment des « printemps arabes », quand ces peuples ont réussi à montrer qu’ils pouvaient se mobiliser en masse. Et je n’y suis bien sûr en aucun cas opposé ! Mais je pense que, si l’on glisse de l’idée de géopolitique à celle de cosmopolitique, on introduit une dimension qui n’est plus simplement celles des rapports de force. Or la tradition de la cosmopolitique s’est cristallisée autour de l’idée de « citoyen du monde ». Il s’agit donc de s’interroger sur ce que pourrait être un tel citoyen du monde. D’une façon générale, c’est le membre d’une communauté politique qui n’est pas simplement le sujet obéissant à la loi ou aux détenteurs du pouvoir, mais qui a lui-même la capacité de déterminer, ou de codéterminer, les choix, les orientations qui affectent sa propre existence. Dans tous les domaines. La santé, par exemple, en fait partie.

Donc, en effet, la cosmopolitique consiste à savoir comment organiser la coexistence des « citoyens du monde » dans le monde d’aujourd’hui. On retombe bien entendu ici à la question précédente, qui est celle finalement du franchissement des frontières. Et, évidemment, pour s’élever à l’échelle d’une citoyenneté du monde, c’est encore plus difficile ! On revient ici à la question de la société civile. Et d’une société civile mondiale. Dont je crains qu’elle ne soit pas, pour l’instant, en voie… d’expansion ! Toutefois, je veux croire que partout où des activités de défense des droits de l’homme – ou de développement d’intérêts communs qui ne soient pas purement nationaux – parviennent à s’organiser ou à se cristalliser, quelque chose d’une citoyenneté mondiale se fabrique.

Étienne Balibar vient de publier le troisième recueil de ses textes épars : Cosmopolitique. Des frontières à l’espèce humaine. Écrits III, La Découverte, 370 pages, 23 euros.

(1) Théoricien de l’État et de la question des normes, Carl Schmitt (1888-1985), philosophe et juriste allemand conservateur, fraya un moment avec le nazisme, même s’il est lu depuis par nombre d’intellectuels de gauche.

(2) Cf. Politis, n° 1708, 2 juin 2022.

Monde
Temps de lecture : 14 minutes
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