L’eau, source de conflits

Face à des changements climatiques de plus en plus prégnants et une population mondiale qui explose, les fleuves sont devenus le théâtre d’affrontements interétatiques.

Pauline Gensel  • 18 juillet 2022 abonné·es
L’eau, source de conflits
Une installation hydroélectrique en Éthiopie, photographiée par satellite.
© Satellite image 2021 Maxar Technologies / AFP

En 1968, le biologiste et écologue américain Garrett Hardin publie The Tragedy of The Commons (la tragédie des communs), essai qui -marquera la pensée écologiste pour les décennies à venir. Il part de l’exemple de terres communales dans lesquelles plusieurs éleveurs font paître leurs vaches. Les individus souhaitant maximiser leurs gains, chacun va tenter de faire paître le plus d’animaux possible dans ce pré commun, puisque le coût de la nourriture est partagé entre tous les utilisateurs. Problème : passé un certain seuil, l’herbe ne pourra pousser assez vite pour nourrir ne serait-ce qu’une seule vache ; la ressource est surexploitée ; les coûts se répercutent sur l’ensemble de la collectivité. Conclusion : dans une situation de libre accès à une ressource limitée, la poursuite rationnelle de son propre intérêt conduit à la surexploitation de la ressource, puis à sa disparition.

Définie comme un « bien commun » lors de la première conférence internationale sur la question en Argentine en 1977, l’eau est aujourd’hui devenue un enjeu stratégique et sécuritaire. D’après les données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de 2,3 milliards de personnes, soit 33 % de la population mondiale, vivent dans un pays en situation de stress hydrique, avec des ressources disponibles inférieures à la demande. Cela pourrait concerner 3,5 millions de personnes d’ici à 2025, d’après les -projections du World Resources Institute, un think tank états-unien. Chaque minute, cinq personnes décèdent dans le monde d’un manque d’accès à l’eau potable. Un mort toutes les 12 secondes.

Principal facteur d’explication de la raréfaction de la ressource : l’explosion démographique. Car qui dit augmentation de la population mondiale dit accroissement des besoins en eau, que ce soit à des fins domestiques, agricoles ou de confort (en particulier pour la climatisation et la réfrigération). L’agriculture remporte la palme du secteur le plus consommateur : 70 % de l’eau utilisée à l’échelle de la planète est destinée à cet usage.

33 % de la population mondiale vit dans un pays en stress hydrique.

S’ajoutent désormais à ce sombre tableau les conséquences du réchauffement climatique, des problèmes de gouvernance et des guerres qui détruisent les infrastructures essentielles à l’acheminement et à l’assainissement de l’eau. Ressource limitée faisant fi des frontières, l’eau est devenue source de tensions. Entre 2000 et 2010, 220 conflits ont éclaté à travers le monde autour de la question de son accès, d’après le centre de données World Water. La décennie suivante, leur nombre a quasiment triplé : 629 conflits. L’or bleu pourrait bien devenir, dans le siècle à venir, l’une des premières causes de tensions interétatiques.

Tensions croissantes

En Afrique, l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie se disputent les eaux du Nil bleu, un affluent du Nil qui concentre 85 % du volume du fleuve. Alors que le Nil prend sa source en Éthiopie, l’Égypte et le Soudan sont tributaires des décisions prises par leur voisin en amont. Lorsqu’en 2011 l’Éthiopie a rendu public son projet de construction du barrage Renaissance, annoncé comme l’un des plus importants d’Afrique, les relations entre les pays -riverains se sont tendues. « Près de 98 % de l’alimentation en eau de l’Égypte provient du Nil, indique Franck Galland, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et auteur de Guerre et eau (Robert Laffont, 2021). L’Égypte ayant dépassé les 100 millions d’habitants en 2020, elle est confrontée à une véritable bombe démographique. Et pour pouvoir y répondre, le pays a besoin de sécurité alimentaire et hydrique, ce que le barrage vient menacer. »

Pour l’Éthiopie, ce barrage long de 1,8 km, qui a commencé à produire de l’électricité en février 2022, permet de répondre à des impératifs de croissance économique, de subvenir aux besoins d’irrigation et de répondre à la demande hydroélectrique grandissante, avec une capacité de production de 5 000 mégawatts, soit le double de la production actuelle du pays. « Le barrage a été pensé dans une volonté d’amélioration des conditions de vie de la population, estime Franck Galland. Mais il ne faut pas oublier non plus que posséder une ressource en eau est un facteur de puissance : celui qui la détient possède une source de pouvoir, une arme potentielle, un moyen de pression et de chantage. »

Sur le territoire recouvrant l’ancienne Mésopotamie, deux fleuves font l’objet de tensions entre les pays du bassin-versant : le Tigre et l’Euphrate. Tous deux prennent leur source en Turquie et irriguent la Syrie et l’Irak. Avec les multiples barrages qu’elle a construits sur les deux fleuves, la Turquie s’est constituée en maître du robinet. Et bien qu’un accord bilatéral ait été conclu en 1987 entre la Turquie et la Syrie, la première s’engageant à assurer un débit de 5 000 m³ au pays situé en aval, il n’est aujourd’hui pas respecté. « En avril 2021, le débit de l’Euphrate en Syrie n’était plus que de 150 m³ par seconde, relève Franck Galland. Une perte majeure que la Turquie impute au changement climatique. Mais derrière cette baisse se cache aussi une explication politique, la Turquie souhaitant afficher sa force vis-à-vis des mouvements kurdes. »

Pour Frédéric Lasserre, professeur de géographie à l’université Laval et directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques, les décisions prises par les acteurs relèvent plus d’un manque de considération pour les pays voisins que d’une volonté d’asseoir leur domination. En toile de fond : les conflits déjà existants entre les pays, qui compliquent la communication et la coordination. « Dans de nombreux cas, les tensions sont proportionnelles aux mauvaises relations qui préexistaient entre les États, développe le chercheur. Plus les relations sont mauvaises, plus les acteurs auront tendance à agir de manière unilatérale, sans informer leurs voisins ni se concerter pour tenter d’atténuer les effets d’un projet. »

Le nombre de sécheresses a augmenté de 29 % en vingt ans.

Différends autour du fleuve Brahmapoutre entre la Chine, l’Inde et le Bangladesh, tensions dans le bassin du Mékong entre la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam et la Chine, conflits pour les eaux du Colorado entre le Mexique et les États-Unis… Les exemples de désaccords sont nombreux. Ils sont amenés à se multiplier dans les années à venir.

Inégalités de répartition

Dans l’Himalaya, la troisième plus grande réserve de glace au monde, qui alimente en eau près de deux milliards de personnes, fond de manière alarmante : entre 2000 et 2018, les glaciers ont perdu plus de 50 % de leur masse totale. En modifiant les mouvements des masses d’air dans l’atmosphère – la circulation atmosphérique –, le réchauffement climatique modifie la répartition de l’eau issue des glaciers et présente en quantité croissante. Elle s’écoule de plus en plus vers le nord, de moins en moins vers le sud, ce qui pourrait bientôt provoquer la submersion de certaines zones et l’assèchement des autres.

La région du Colorado risque également d’affronter des problèmes de -répartition de l’eau. D’après différents modèles réalisés par des scientifiques, la quantité présente dans le fleuve ne devrait pas baisser mais plutôt se stabiliser, voire augmenter. Mais les précipitations sous forme de neige, qui permettent aujourd’hui au Colorado de disposer d’eau en abondance au printemps, risquent, quant à elles, de diminuer. « Au printemps, la neige fond, ce qui permet d’alimenter les réservoirs, explique Frédéric Lasserre. Si l’eau tombe de plus en plus sous forme de pluie en hiver, elle coulera tout de suite dans le fleuve, à un moment où la demande pour l’agriculture est nulle. Tandis qu’au printemps, lorsque les besoins agricoles se font plus importants, la quantité d’eau disponible sera insuffisante. Un petit changement saisonnier peut avoir des répercussions très importantes sur la façon dont on maîtrise la ressource. »

Alors que le nombre de sécheresses a augmenté de 29 % en vingt ans, d’après les données de l’Organisation météorologique mondiale, l’eau risque de devenir encore plus rare dans les pays qui en manquent déjà cruellement. « Mais des solutions existent, estime Franck Galland. Elles passent par le savoir-faire de techniciens et d’ingénieurs qui peuvent mettre en place des systèmes d’économie de la ressource, à condition qu’on leur donne les moyens financiers de le faire. »

Réformer les pratiques agricoles apparaît comme la priorité, l’agriculture étant le secteur le plus consommateur. Pour Frédéric Lasserre, cela passe par l’amélioration des systèmes d’irrigation, mais aussi par nos habitudes de consommation. « Plus le mode de consommation se rapproche du modèle occidental, avec un régime très carné, plus il faut de cultures fourragères destinées au bétail. Et plus la demande en eau est importante. »

Les solutions sont aussi à chercher du côté de l’innovation, avec la mise en place de systèmes performants de réutilisation des eaux usées ou encore des structures de dessalement de l’eau de mer. « Nous avons aujourd’hui une multitude de leviers d’action d’un point de vue technique, scientifique, technologique et juridique, estime Franck Galland. Mais pour passer des idées à l’action, il faut une vision politique, une gouvernance et de l’investissement. »

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