Paris-Alger : échange de mauvais procédés

Avec la visite d’Emmanuel Macron en Algérie, la France a obtenu le droit de choisir « ses » immigrés, et l’assurance qu’Alger accordera davantage de laissez-passer aux migrants que Paris rejettera. Un négoce qui exhale un fort relent colonial.

Denis Sieffert  • 31 août 2022
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Paris-Alger : échange de mauvais procédés
© Emmanuel Macron et le président algérien Abdelmadjid Tebboune, le 27 août, à Alger. (Photo : Hamza Zait / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP.)

Jusque-là, Macron en Algérie, c’était un peu Gaston Lagaffe. Il ne proférait pas vraiment des mensonges, mais des vérités qui ne sont pas bonnes à dire quand on est le représentant de l’ancienne puissance coloniale. Ainsi, cette sortie sur «le système politico-militaire [qui] entretient une rente mémorielle ». Mais voilà qu’au lendemain de sa récente visite à Alger, le personnage de Franquin s’est mué en habile négociateur.

Au centre de ce que la plupart des commentateurs ont salué comme un « succès », la question migratoire. Il faut y revenir pour déceler ce que ce succès révèle de pervers et de cynique. On connaît le contexte européen dans le cadre d’une concurrence effrénée entre la droite et l’extrême droite alimentée par des statistiques rarement mises en perspective. À la veille du déplacement de Macron, l’agence européenne Frontex (dont il ne sera pas dit que du bien ici) a publié des chiffres.

Au premier semestre 2022, nous dit-on, l’immigration a atteint tous les records. On parle de 70 000 arrivées par ce qu’on appelle « la route des Balkans », de 22 000 depuis la Turquie vers la Grèce et l’Italie, de quelque 42 000 depuis la Libye vers l’Italie, et encore 6 400 par la route occidentale qui conduit au Maroc et aux enclaves espagnoles de Melilla et Ceuta. Dit comme ça, il y a de quoi faire fructifier les peurs identitaires. Ces chiffres doivent, bien sûr, être ramenés à leur juste proportion dans une Union européenne qui compte 447 millions d’habitants, auxquels il faut ajouter le Royaume-Uni, destination souhaitée par de nombreux migrants. Mais la réalité pèse de peu de poids face au fantasme.

Car l’immigration est devenue au fil des ans le grand argument politique de l’extrême droite, et d’une droite opportuniste, façon Darmanin. Le mensonge par lequel Giorgia Meloni, en Italie, est sur le point de parvenir au pouvoir, et par lequel Marine Le Pen espère l’imiter. Il n’empêche que ces mouvements migratoires nous disent évidemment quelque chose de l’état du monde.

Les réponses que nos pays apportent aux vagues migratoires inquiètent se résument d’un mot : répression.

L’immigration « climatique » n’est pas encore quantifiable, mais elle existe déjà indirectement en raison des famines et des catastrophes dites naturelles. Comment ne pas prédire un prochain afflux de réfugiés pakistanais ? On se gardera ici de gloser sur des causes archiconnues, somme de toute l’injustice du monde, et de toutes les oppressions. Mais ce sont les réponses que nos pays apportent à ces vagues migratoires qui inquiètent. Elles se résument d’un mot : répression.

Répression brutale comme celle que pratique Viktor Orban en Hongrie, ou d’apparence plus « civilisée », comme chez nous. À la frontière serbo-hongroise, le populiste de Budapest a fait édifier un mur de quatre mètres de haut qui sera bientôt rehaussé pour contrer des passeurs empressés de louer des échelles à prix d’or. Les deux, Orban et le loueur d’échelle, font système. Mais la répression est peut-être encore plus choquante quand elle vient d’une agence européenne elle-même. Le scandale est passé inaperçu au cœur de l’été. Il n’est pas indifférent d’y trouver en mauvaise place les noms de dirigeants français. Le 29 juillet, l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) a révélé comment l’agence Frontex a « couvert » les agissements des garde-côtes grecs qui refoulent les migrants en pleine mer, les vouant à une mort probable (1).

Le crime, là, est le fait de ceux qui sont payés pour l’empêcher. Pire : ceux-là n’ont pas seulement agi par lâcheté, mais guidés par une volonté politique délibérée. Trois dirigeants de Frontex, deux Français et un Belge, ont théorisé leur comportement. Le rapport de l’Olaf note qu’ils avaient « basé leur décision sur des préjugés » et « leurs opinions personnelles », considérant que la Commission européenne était « trop centrée sur les questions de droits de l’homme ». On voit de quel genre « d’opinion personnelle » il s’agit, et on mesure à quel point l’influence de l’extrême droite pèse désormais sur toutes les institutions. Qu’adviendrait-il si elle était au pouvoir dans plusieurs grandes capitales européennes ? On en est tout près en Italie. Et c’est l’enjeu des prochaines années en France.

Macron n’a certes pas inventé ce qu’on appelle pudiquement l’immigration choisie, mais il tente de la relancer.

En attendant, la France pratique deux politiques. L’une, dans nos jungles de désespoir, de Calais à la porte de la Chapelle, n’a rien à envier en cruauté à Viktor Orban ; l’autre, plus subtile, a été au centre des conversations entre Emmanuel Macron et le président algérien Abdelmadjid Tebboune. Elle vise l’immigration la plus importante, venue du Maghreb. Macron n’a certes pas inventé ce qu’on appelle pudiquement « l’immigration choisie », mais il tente de la relancer.

Le concept date de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, avec la fameuse loi Ceseda de 2005 sur le code d’entrée et de séjour des étrangers. La France a obtenu le droit de choisir « ses » immigrés, et l’assurance qu’Alger accordera davantage de laissez-passer consulaires aux migrants que Paris rejettera. On ne peut s’empêcher de penser que ce négoce, sous un vocabulaire châtié, exhale un fort relent colonial. On rejette la mauvaise graine et on garde ceux qui peuvent être utiles à notre économie. D’autant plus que ceux-là ne sont pas en situation d’exiger les mêmes salaires que les travailleurs français. C’est coup double.

Voilà un « succès » qui plaira à la droite, au Medef, et à Gérald Darmanin, qui prépare son « grand débat » sur l’immigration, et qui encouragera l’extrême droite à une redoutable surenchère.


(1) Le Monde du 29 juillet.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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