En défense des sciences sociales

Dans un numéro offensif, la revue Actes de la Recherche en sciences sociales réplique magistralement aux offensives idéologiques contre les sciences sociales. Et en particulier la sociologie critique.

Olivier Doubre  • 5 octobre 2022 abonné·es
En défense des sciences sociales
© Photo : Herve Chatel / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP.

Depuis des années, les sciences sociales sont l’objet d’une hostilité croissante, et même d’une véritable « haine », s’agissant de la sociologie.

Qui a peur des sciences sociales ? Revue Actes de la recherche en sciences sociales, n° 243-244, sept. 2022, éd. Seuil, 160 pages, 20,30 euros.

Il était donc logique que la prestigieuse revue ARSS, fondée en 1975 par Pierre Bourdieu, propose dans une double livraison de rentrée une série d’études sociologiques analysant ce phénomène très violent. Paraphrasant pour cela, dans une juste ironie, le tube du groupe de hard-rock français Trust: « Anti (sciences) sociales, tu perds ton sang-froid ! »

© Politis

Le phénomène a pris une ampleur assez inédite en France, à l’instar des attaques des (alors) ministres Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal appelant à débusquer « l’islamo-gauchisme qui gangrène l’université », ou de Laurent Wauquiez, supprimant le soutien financier de la région Auvergne-Rhône-Alpes à Sciences Po Grenoble, supposé être un fief du «wokisme».

Mais, comme le montrent plusieurs contributions de ce riche numéro, cette hostilité s’est aussi développée – et a eu des effets concrets depuis plusieurs décennies – à l’étranger, notamment au Danemark (qui fermait ses départements de sociologie en 1986), au Brésil, au Japon ou, récemment, en Grèce.

Haine tentaculaire

Toujours, les « tenants de l’ordre établi », qu’ils soient enseignants, politiques ou journalistes, contestent « toute scientificité » à ces sciences sociales critiques des dominations dans la société, « du fait des prises de position publiques qu’elles peuvent inspirer »…

Cette véritable « haine tentaculaire » est particulièrement bien analysée dans l’article de Rose-Marie Lagrave, chercheuse émérite à l’École des hautes études en sciences sociales, formée par Pierre Bourdieu. L’an dernier, elle avait « ressaisi » – dans un formidable « travail d’équilibriste », mais de rigoureuse sociologie (1) – sa propre trajectoire de « transfuge (féministe) de classe », partant du « registre de l’intime, en insistant sur les conditions sociales que suppose toute objectivation de celui-ci ».

On voit là toute la force – scientifique – des sciences sociales : évitant les « illusions [auto]biographiques », c’est au contraire « la réflexivité sur [son] parcours de migrante de classe [qui] fait apparaître combien la sociologie avait été l’une des voies de [son] émancipation sociale ».

On comprend parfaitement, à la lecture de cette solide contribution, combien les dominants sont pétris d’une véritable « haine de la sociologie ».

On comprend parfaitement, à la lecture de cette solide contribution, combien les dominants (et leurs défenseurs, ou partisans) sont pétris d’une véritable « haine de la sociologie », et plus encore de cette sociologie critique « qui postule que le monde social est travaillé par des dominations croisées, en articulant classe, genre et âge » (sans oublier la dimension racisée).

Et Rose-Marie Lagrave de conclure, avec force: « Retournement et réappropriation du stigmate : à mes yeux, ces discrédits disent très justement que les approches critiques sont dangereuses pour les tenants de l’ordre établi. La haine qu’elles suscitent est la preuve “objective” qu’elles voient et visent juste. »


1) Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, Rose-Marie Lagrave, éd. La Découverte, 2021. Lire notre longue rencontre avec elle, in Politis n°1654, 19 mai 2021.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Quand la justice menace (vraiment) la démocratie
Idées 11 décembre 2025 abonné·es

Quand la justice menace (vraiment) la démocratie

De Marine Le Pen à Nicolas Sarkozy, plusieurs responsables politiques condamnés dénoncent une atteinte au libre choix du peuple. Un enfumage qui masque pourtant une menace juridique bien réelle : celle de l’arbitrage international, exercé au détriment des peuples.
Par François Rulier
Valérie Masson-Delmotte : « Les questions de climat et d’énergie sont les premiers marqueurs de la désinformation » 
Entretien 10 décembre 2025 abonné·es

Valérie Masson-Delmotte : « Les questions de climat et d’énergie sont les premiers marqueurs de la désinformation » 

Il y a dix ans, lors de la COP 21, 196 pays s’engageaient dans l’accord de Paris à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) pour contenir le réchauffement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels. Depuis, la climatologue ne ménage pas son temps pour faire de la vulgarisation scientifique et reste une vigie scrupuleuse sur la place des faits scientifiques.
Par Vanina Delmas
Désoccidentalisez… il en restera bien quelque chose !
Essais 5 décembre 2025 abonné·es

Désoccidentalisez… il en restera bien quelque chose !

À travers deux ouvrages distincts, parus avec trente ans d’écart, le politiste Thomas Brisson et l’intellectuel haïtien Rolph-Michel Trouillot interrogent l’hégémonie culturelle des savoirs occidentaux et leur ambivalence lorsqu’ils sont teintés de progressisme.
Par Olivier Doubre
Appel des intellectuels de 1995 : « Bourdieu a amendé notre texte, en lui donnant une grande notoriété »
Entretien 4 décembre 2025 abonné·es

Appel des intellectuels de 1995 : « Bourdieu a amendé notre texte, en lui donnant une grande notoriété »

L’historienne Michèle Riot-Sarcey a coécrit avec quatre autres chercheur·es la première version de l’Appel des intellectuels en soutien aux grévistes, alors que le mouvement social de fin 1995 battait son plein. L’historienne revient sur la genèse de ce texte, qui marqua un tournant dans le mouvement social en cours.
Par Olivier Doubre