Mouvement social : la revanche de la CGT ?

Grâce à la grève dans les raffineries, le syndicat est parvenu à remettre la hausse des salaires dans le débat public. Une réussite qui a surpris jusqu’en son sein et qu’il aimerait généraliser.

Pierre Jequier-Zalc  • 26 octobre 2022 abonné·es
Mouvement social : la revanche de la CGT ?
© Rassemblement à l'initiative de la CGT et de l'intersyndicale du département 66 pour les salaires, le droit de grève et les retraites, à Perpignan, le 18 octobre 2022. (Photo : JC Milhet/ Hans Lucas via AFP.)

Entre le 29 septembre et le 18 octobre, il ne s’est déroulé que trois semaines. Pourtant, pour la CGT, les choses ont beaucoup changé. La confédération, avec plusieurs autres syndicats, avait appelé de longue date à une journée de mobilisation interprofessionnelle le 29 septembre, qui faisait office de « manifestation de rentrée », même si, au sein des centrales syndicales, on déteste ce terme.

Hausse des salaires, retraite à 60 ans… Les mots d’ordre étaient nombreux. La mobilisation, en revanche, est restée plutôt discrète. 250 000 personnes y ont participé dans toute la France selon la CGT, et les revendications n’ont que peu pesé dans le débat public.

Trois semaines plus tard, la donne semble avoir quelque peu changé. La hausse des salaires s’est en effet imposée comme un enjeu majeur du moment. La raison ? Une grève de plus de trois semaines dans les raffineries de Total (certaines sont encore en cours à l’heure où nous écrivons ces lignes) qui a partiellement bloqué le pays et ainsi instauré un rapport de force important entre les organisations syndicales, le gouvernement et le patronat.

Pourtant, loin d’être une stratégie mûrement réfléchie, ce mouvement d’ampleur a surpris au sein même de la confédération. « Ce n’était pas du tout dans notre agenda social, reconnaît Angeline Barth, secrétaire confédérale de la CGT. C’est le partage des dividendes au sein de Total qui a mis le feu aux poudres et ce sont les salariés de l’entreprise qui ont décidé de se mettre en grève reconductible. »

Sur les piquets de grève des raffineries, on regrettait d’ailleurs la lenteur de la confédération à nationaliser le mouvement. « Tout n’est pas rose. Les mots d’ordre nationaux, il a fallu aller les chercher. On aurait aimé plus d’actions et de soutiens », confie Alexis Antonioli, secrétaire général de la CGT Total-Énergies en Normandie.

« Il faut du temps pour mesurer l’ampleur et l’impact d’un mouvement dans les raffineries. L’effet n’est pas visible du jour au lendemain comme c’est le cas avec les cheminots, par exemple. La grève a commencé le 27 septembre et plusieurs organisations étaient encore dans la mise en place de la journée interprofessionnelle du 29. Donc le temps de s’apercevoir de l’impact de la grève, on a un peu été pris de court », reconnaît Angeline Barth.

« Le sentiment que peut avoir une partie de la base d’un syndicat de ne pas être suffisamment écoutée est assez classique, souligne Dominique Andolfatto, politiste et coauteur d’Anatomie du syndicalisme (Presses universitaires de Grenoble, 2021). Ici, on observe, comme dans beaucoup de mouvements sociaux, que la locomotive de cette mobilisation provient d’une insatisfaction de la base et non pas d’une stratégie organisationnelle. »

Des syndicats mis au ban

Malgré cette absence de « stratégie », le constat est là. En quelques jours, quelques centaines de salariés en grève sur un secteur particulièrement stratégique ont réussi à imposer un rapport de force avec le patronat et le gouvernement que les organisations syndicales n’étaient pas parvenues à mettre en place depuis la mobilisation contre la réforme des retraites, fin 2019.

© Politis
Manifestation à Perpignan, le 18 octobre 2022. (Photo : JC Milhet/ Hans Lucas via AFP.)

Et pour cause, avec la crise sanitaire, le travail des organisations syndicales est devenu particulièrement complexe. « Je refuse de dire que nous étions en retrait parce que nous avons beaucoup été aux côtés des salariés pendant cette période. Mais nous étions moins audibles, c’est certain. Notre ADN, c’est d’être avec et aux côtés des salariés. Avec la pandémie, c’était dur de tenir ce rôle », explique Angeline Barth.

Au niveau du dialogue social aussi, les organisations syndicales ont perdu de l’impact. Durant la crise du covid, du fait de l’urgence de la situation, mais pas seulement. L’exemple le plus récent est celui de l’imposition aux organisations syndicales par le gouvernement d’une « concertation » sur la réforme de l’assurance-chômage{: target= »blank » style= »background-color: rgb(255, 255, 255); » } en lieu et place d’une traditionnelle négociation. _« Les différents gouvernements Macron se sont inscrits dans une continuité : pour eux, les organisations syndicales n’ont plus leur mot à dire », regrette Angeline Barth.

La période est propice à l’émergence des revendications autour de la revalorisation salariale et d’un meilleur partage des richesses.

Après trois ans de perte d’influence nationale, et même si elle a pris un certain temps à en prendre la mesure, la CGT veut s’appuyer sur ce nouveau rapport de force pour peser. Car, entre l’inflation galopante et les marges importantes faites par de nombreuses grandes entreprises, la période est propice à l’émergence des revendications autour de la revalorisationsalariale et d’un meilleur partage des richesses. C’est donc dans cette optique qu’a été organisée la mobilisation interprofessionnelle du 18 octobre.

Se mobiliser « pour »

Dans la rue, on se félicitait de cette journée d’action sur une thématique qui constitue la base revendicative historique des centrales syndicales. « Clairement, on a réussi à beaucoup plus mobiliser dans notre secteur que lors de la manifestation du 29 », assure Arnaud*, délégué syndical de la CGT dans le service public.

Pour lui, « la grève au sein des raffineries a permis à de nombreuses personnes de se poser la question de leur salaire. Ce mouvement montre aussi aux délégués syndicaux comme moi qu’il y a des secteurs importants où on est encore forts et que l’on peut peser ».

Anaïs et Sébastien, deux enseignants syndiqués à la CGT Éduc’action, soulignent de leur côté leur joie de participer à une mobilisation « pour quelque chose ». « On est habitués à perdre des acquis sociaux petit à petit et à lutter contre cette perte. Se battre pour une amélioration de nos conditions de travail, c’est agréable aussi ! »

Si l’ambiance dans le cortège parisien était, de l’avis de plusieurs participants, bien plus forte et joyeuse que lors de la manifestation du 29, les chiffres nuancent ce sentiment. À l’issue de cette journée, la CGT a revendiqué 300 000 personnes mobilisées sur le territoire. Soit légèrement plus que le 29 septembre, mais à peine.

« C’est tout de même important, surtout pour une date qu’on a annoncée seulement cinq jours à l’avance. Certains préavis de grève ont été refusés par des directions car déposés trop tardivement, note Angeline Barth, qui souligne que ce mouvement a fait du bien à l’organisation ». « On observe des signaux positifs pour continuer à construire ce mouvement avec les autres organisations syndicales en n’oubliant pas d’élargir cette question des salaires au niveau interprofessionnel », poursuit-elle.

C’est cela qu’il faudra scruter ces prochains jours. La généralisation ou non de la revendication d’indexer les salaires sur l’inflation dans tous les secteurs professionnels. Car, que ce soit à Total ou plus récemment à EDF, des accords de revalorisation salariale ont été trouvés au sein des entreprises.

Les confédérations ont perdu pied dans des secteurs où, avant, elles auraient pu mobiliser de grosses cohortes ouvrières.

Dans la multinationale de la pétrochimie, celui-ci n’est pas suffisant pour la CGT, mais il n’est pas inexistant pour autant. « Cela montre que l’action collective paie indéniablement, même si les salariés disent ne pas se satisfaire de cet accord. Ils vont avoir des hausses de salaires plus intéressantes que dans plein d’autres secteurs. Si ces salariés n’avaient rien fait – leurs employeurs ne sont pas des philanthropes –, ils n’auraient sans doute rien eu », souligne Dominique Andolfatto.

Pour le politiste, ce basculement de la lutte sectorielle vers un mouvement interprofessionnel risque d’être compliqué. « Ce sont plutôt des petites corporations qui restent fortement syndicalisées qui animent ce mouvement. Mais les confédérations ont perdu pied dans des secteurs où, avant, elles auraient pu mobiliser de grosses cohortes ouvrières. Et elles restent un peu spectatrices de l’ubérisation du monde du travail. »

Il estime que cette désaffiliation syndicale pourrait empêcher le mouvement de se généraliser, malgré l’existence d’un « mécontentement qui monte ». « Aujourd’hui, ces mécontents sont plus dans des logiques individuelles, qu’on observe par exemple avec le concept de grande démission. Mais ce mécontentement n’est pas ou est peu politisé et n’a pas de débouché syndical. Il n’entraîne pas d’action collective qui aboutirait à des résultats », souligne-t-il. Aujourd’hui, seuls 7 % des salariés sont syndiqués, contre près de 30 % au milieu des années 1970…

Mobilisation interprofessionnelle

Au sein de la CGT, la conscience de cette problématique est assez vive. « C’est pour cela qu’on veut garder une intersyndicale la plus large possible, pour élargir au maximum le socle de salariés auquel on s’adresse », explique Angeline Barth.

Sur le terrain, en revanche, les délégués syndicaux se heurtent parfois à un paradoxe. « On a du mal à convaincre les salariés de perdre une journée de salaire sans garantie de revalorisation derrière, alors qu’ils sont déjà étranglés par l’inflation », confie Brahim, délégué syndical CGT à Stellantis-Poissy.

Au niveau confédéral, on espère désormais perpétuer ce nouveau rapport de force. Le 21 octobre, la CGT a appelé à deux nouvelles journées de mobilisation interprofessionnelle, le 27 octobre et le 10 novembre. Des dates assez rapprochées qui battent en brèche un discours médiatique persistant ces derniers jours : il soutenait que la confédération se préservait en vue d’une mobilisation contre la réforme des retraites.

« La lutte pour la hausse des salaires et celle contre la réforme des retraites annoncée sont deux choses qu’on articule, pas sur lesquelles on arbitre », explique Angeline Barth. Peut-être aussi que, au sein de la CGT, on sent être enfin revenue au centre du débat public une question qui constitue le cœur de sa base revendicative. Et qu’on ne veut pas laisser passer cette opportunité.


* Le prénom a été modifié.