Aéroports : quand est-ce qu’on atterrit ?

À Lille, Nice ou Marseille, des projets d’extension sont en cours. Tous contribuent à accroître le trafic aérien, en dépit des engagements climatiques du gouvernement et des entreprises.

Rose-Amélie Bécel  • 2 novembre 2022 abonné·es
Aéroports : quand est-ce qu’on atterrit ?
© Un avion décolle de Lille-Lesquin, où 70 % des vols concernent des destinations à moins de trois heures de train. (Photo : SAMEER AL-DOUMY.)

À une dizaine de kilomètres au sud-est de Lille, les 750 habitants de la commune de Bouvines ont les yeux rivés sur le ciel. Du sommet de l’église, les pistes de l’aéroport de Lille-Lesquin se dessinent, par-delà l’autoroute. « 80 % des avions passent au-dessus de nos têtes à l’atterrissage, dans un bruit infernal puisqu’ils sont à très basse altitude, constate le maire, Alain Bernard. Un jour, une personne a apporté en mairie une feuille sur laquelle elle avait noté tous les passages d’avions entre 22 heures et 6 heures du matin : il y en avait une bonne trentaine !»

Les nuits ont beau être agitées, ils sont près de soixante-dix maires – accompagnés d’associations et de collectifs citoyens – à batailler contre un projet qui obscurcit encore leur ciel depuis deux ans : une extension de l’aéroport de Lille-Lesquin. Pour des raisons de sécurité, des travaux doivent être engagés afin de remettre les infrastructures aux normes.

Mais la société Aéroport de Lille, dont le groupe de construction Eiffage est l’actionnaire majoritaire, voit plus grand. En juillet 2019, un projet d’extension est lancé pour doubler la surface de l’aérogare et élargir la piste principale. Un chantier à 100 millions d’euros, qui devra être rentabilisé en passant de 2,2 millions de passagers en 2019 à 3,9 millions vingt ans plus tard.

« Hypothèses non réalistes »

«En augmentant la surface et la fréquentation de l’aéroport, on augmente le trafic aérien et donc les pollutions qui lui sont liées», résume Capucine Saulpic, porte-parole de l’association Non à l’agrandissement de l’aéroport de Lille-Lesquin (Nada). Avec déjà quatre grands aéroports à proximité (Roissy-Charles-de-Gaulle, Beauvais, Charleroi et Bruxelles), elle ne comprend pas l’intérêt de l’agrandissement lillois : « Aujourd’hui, 70 % des vols qui décollent de Lille sont en concurrence directe avec le TGV pour des destinations situées à moins de trois heures de train. »

Après avoir lancé une pétition contre le projet, qui a recueilli près de 14 000 signatures, Nada est passé à la vitesse supérieure. Avant le 6 novembre, l’association devrait déposer un recours en justice pour faire annuler l’autorisation environnementale délivrée au projet cet été par le préfet du Nord.

Cette validation du projet par l’État, ultime étape avant la signature du permis de construire et le début des travaux, s’est faite en dépit d’un avis défavorable de l’Autorité environnementale, rendu en novembre 2021. En se fondant sur l’étude d’impact réalisée par Aéroport de Lille, l’autorité étrille le projet : « La partie de l’étude d’impact consacrée à l’évaluation des émissions de gaz à effet de serre présente un excès d’optimisme du fait des hypothèses non réalistes sur lesquelles elle repose. »

Les défenseurs de l’extension de l’aéroport misent en effet sur les innovations technologiques – avions à hydrogène et agrocarburants – pour réduire de plus de 80 % les émissions de CO2 par passager d’ici à 2050. Des conclusions irréalistes, puisque les scientifiques s’accordent à dire que la réduction des émissions de l’aviation ne peut pas uniquement reposer sur la technologie, mais doit également impliquer une réduction du trafic aérien (1).

« Nous n’allons pas faire un deuxième Notre-Dame-des-Landes, on veut simplement être considérés et pris au sérieux par les concepteurs du projet. »

Augmentation des nuisances sonores déjà difficiles à supporter, pollution de l’air mal évaluée… Autant d’arguments qui poussent les maires de Fretin et de Lesquin, les deux communes sur lesquelles se situe l’aéroport, à refuser la signature du permis de construire qui engagerait le début des travaux. À la fin du mois d’octobre, ils ont été avertis qu’Aéroport de Lille avait déposé un recours contentieux à leur encontre au tribunal administratif.

Face aux pressions grandissantes, les opposants au projet ont monté mi-octobre le collectif Stop extension de l’aéroport de Lille–Lesquin. «Nous n’allons pas faire un deuxième Notre-Dame-des-Landes, on veut simplement être considérés et pris au sérieux par les concepteurs du projet, qui ne nous ont jusqu’à maintenant jamais entendus», déplore Alain Bernard, à l’origine du collectif.

Dominique Struyve, porte-parole des Survolés, un groupe de riverains qui a rejoint l’initiative du maire de Bouvines, analyse : « Derrière cette action en justice, il y a des enjeux économiques : les entreprises sont dans les starting-blocks pour lancer le chantier, car en attendant elles perdent de l’argent. »

Manque de volonté politique

Or le cas lillois n’est pas isolé. En février 2021, le Réseau action climat (RAC) recensait dix projets d’extension d’aéroport en France (2). La pandémie de covid-19 n’aura donc mis qu’un bref coup d’arrêt aux chantiers. En février 2021, la construction du terminal 4 de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle était abandonnée.

© Politis
Un avion décolle de Lille-Lesquin, où 70 % des vols concernent des destinations à moins de trois heures de train. (Photo : SAMEER AL-DOUMY.)

Mais le plan de prévention du bruit dans l’environnement, déposé par le groupe ADP en janvier dernier, prévoit, d’ici à 2025, 180 000 atterrissages et décollages de plus qu’en 2019, un chiffre identique à celui envisagé dans le projet de construction du terminal 4.

Le 19 septembre, à Nice, le recours entamé par plusieurs associations contre le permis de construire pour agrandir l’aéroport a été rejeté par le tribunal administratif. Un nouveau hall d’enregistrement devrait donc être construit, permettant d’accueillir 3 millions de passagers supplémentaires par an.

« La Convention citoyenne pour le climat proposait d’interdire toute extension d’aéroport. Mais la loi climat et résilience a vidé la proposition de son sens. »

Pour Pierre Leflaive, responsable du programme transports du RAC, rien n’empêche aujourd’hui les aéroports français de s’étendre : « La Convention citoyenne pour le climat proposait d’interdire toute extension d’aéroport. Mais la loi climat et résilience a vidé la proposition de son sens et accouché d’une mesure qui n’interdit aucun des dix projets aujourd’hui sur la table. »

En effet, la loi entrée en vigueur le 1er janvier interdit seulement les projets d’extension dont les chantiers nécessitent des expropriations. Les aéroports étant généralement propriétaires de vastes terrains, ils peuvent donc s’étendre sans en acquérir de nouveaux.

Un article pousse le manque d’ambition encore plus loin, avec un alinéa spécifique qui précise que les projets d’extension des aéroports Nantes-Atlantique et Bâle-Mulhouse, les seuls qui auraient pu être interdits car nécessitant des expropriations, bénéficient de dérogations !

« Après le covid, il y avait une opportunité de faire évoluer le secteur vers un modèle plus en phase avec les objectifs climatiques. Mais, aujourd’hui, le trafic a déjà presque repris au niveau d’avant la crise, avec des perspectives de croissance qui nous mènent vers un doublement dès 2030 », alerte Pierre Leflaive.

L’aviation civile dispose toujours d’un solide soutien de l’État : kérosène exonéré de taxes, subventions aux aéroports jugés non rentables… Selon une étude de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports, le secteur bénéficierait de 505 millions d’euros d’aides publiques chaque année.

Par conséquent, «l’aviation civile est le seul secteur qui a vu ses émissions de gaz à effet de serre augmenter de 15 % entre 2014 et 2019, constate Pierre Leflaive. Son statut particulier n’est pas tenable, que ce soit pour des raisons écologiques ou même de justice sociale. Car pour préserver le mode de transport des plus privilégiés, il faudrait que des efforts de baisse des émissions soient consentis ailleurs ».

Problème systémique

Retour dans le Nord. Samedi 8 octobre, plusieurs centaines de militants organisaient une journée de mobilisation. Après une manifestation au pied de l’aéroport de Lille-Lesquin, ils ont déployé dans le centre-ville de Lille une « carte des résistances aux injustices engendrées par les aéroports ». Sur ce grand planisphère, 80 points disséminés sur tous les continents indiquent les projets aéroportuaires impliquant des expropriations et la destruction de l’environnement.

Cette carte, c’est Stay Grounded (« Rester sur terre ») qui en est à l’origine. Le réseau mondial, créé en 2016 pour unir les organisations luttant pour la diminution du trafic aérien, voit dans les projets d’extension et de construction d’aéroports un problème systémique.

Quand on étend un aéroport en France, cela implique que d’autres s’étendent à l’étranger pour soutenir l’augmentation du trafic.

« Quand on étend un aéroport en France, cela implique que d’autres s’étendent à l’étranger pour soutenir l’augmentation du trafic », explique Charlène Fleury, coordinatrice du réseau Stay Grounded en France. Pour elle, chaque projet contribue à son échelle à nourrir un système alliant atteintes à la planète et aux droits humains : «Ils s’accompagnent souvent de violations des droits humains dans les pays du Sud, en raison des expropriations nécessaires pour mener les chantiers. »

Selon une étude du RAC, en comptant l’ensemble des gaz émis (CO2, mais aussi oxydes d’azote et vapeur d’eau), le transport aérien est à l’origine de 4,9 % des émissions mondiales. Comme d’autres, le secteur devrait donc faire sa part pour lutter contre le réchauffement climatique.

Mais, au-delà des promesses d’avions bas carbone, cette contribution passera nécessairement par une diminution du trafic aérien. Comme l’a rappelé le rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement publié le 27 octobre, une « transformation urgente de l’ensemble du système » est indispensable.

Encore une fois, l’ONU alerte : aujourd’hui, les promesses de réduction globale des émissions de gaz à effet de serre nous conduisent vers un réchauffement de 2,8 °C d’ici à la fin du siècle, bien loin de l’objectif de 1,5 °C inscrit dans l’accord de Paris.


(1) Selon le référentiel « Aviation et Climat » publié par l’école d’ingénierie aéronautique Isae-Supaéro, aucune des solutions technologiques proposées par le secteur aérien ne permet à elle seule de concilier croissance du trafic aérien et respect des engagements de l’accord de Paris.

(2) Lille-Lesquin, Roissy-Charles-de-Gaulle, Bâle-Mulhouse-Fribourg, Caen-Carpiquet, Nantes-Atlantique, Rennes-Saint-Jacques, Bordeaux-Mérignac, Montpellier-Méditerranée, Marseille-Provence, et Nice-Côte d’Azur.

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