Censure de Mediapart : (très) sale temps pour la liberté de la presse

Le site d’investigation est interdit par la justice de publier des révélations concernant des élus locaux, dont le maire de Saint-Étienne, déjà mis en cause dans une affaire de chantage. Une décision grave et liberticide.

Pierre Jacquemain  • 22 novembre 2022
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Censure de Mediapart : (très) sale temps pour la liberté de la presse
© Les locaux de Mediapart, en 2019. (Photo : Joël Saget/AFP.)

Mise à jour le 30 novembre 2022

Le tribunal judiciaire de Paris a levé mercredi 30 novembre l’interdiction de publication d’un article de Mediapart sur les méthodes du maire de Saint-Étienne Gaël Perdriau. Dans la foulée, le site a publié son enquête, selon laquelle l’édile a lancé une rumeur criminelle contre le président de région Laurent Wauquiez.


Première publication le 22 novembre 2022

On n’a jamais autant parlé d’une information qui n’existe pas », lance Fabrice Arfi, responsable du pôle enquête de Mediapart. Cet après-midi du 22 novembre, le site d’information et d’investigation tenait une conférence de presse pour dénoncer une « attaque sans précédent contre la liberté de la presse ».

Hier, le tribunal judiciaire de Paris adressait un courrier à la directrice générale de Mediapart – et étonnamment pas au directeur de publication de la rédaction – une injonction faite aux journalistes de ne pas publier leurs nouvelles révélations sur les pratiques politiques du maire de Saint-Étienne et qui concerneraient plusieurs élus locaux, parmi lesquels Laurent Wauquiez, le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Il s’agit d’une censure préalable, décidée sans débat contradictoire dans le cadre d’une ordonnance signée le même jour que la requête contre le journal. Une rapidité dans la procédure qui surprend.

« C’est bizarre », lance le secrétaire général de Reporters Sans Frontières, Christophe Deloire, qui rappelle dans le même temps que cette décision intervient alors que le même avocat ayant initié la requête contre Mediapart a déjà obtenu une autre requête dans l’affaire du site d’infos Reflets, condamné au nom du secret des affaires. Autre bizarrerie : les liens qui unissent les différents avocats partie prenantes des affaires concernées et les magistrats.

Est-ce à la justice de dire si un document journalistique est licite ou non ?

Les premières révélations de Mediapart sur les affaires de chantage homophobe à la sextape du maire de Saint-Étienne, Gilles Perdriau, sur fond de corruption, avaient fait grand bruit. Les intimidations du premier édile à l’égard des journalistes n’avaient pas empêché le média en ligne de publier des enregistrements édifiants, notamment ceux du directeur de cabinet du maire qui assumaient des « pratiques criminelles ».

Tous les enregistrements n’avaient pas été publiés. Parmi eux pourtant, de nouvelles révélations – « qui n’ont rien à voir avec la vie privée des élus » insiste-t-on du côté de Mediapart– et qui mettent en cause des pratiques politiques d’élus locaux. Ces enregistrements ont été réalisés par Gilles Artigues – celui-là même qui a fait l’objet des pressions du maire de Saint-Étienne et de son entourage.

Presse : un droit particulier

Si l’on en croit la très succincte lettre de la justice à l’endroit de la direction de Mediapart, ces enregistrements seraient jugés « illicites ». « Est-ce à la justice de dire si un document journalistique est licite ou non ? », s’interroge Arfi. Tout ce qui relève de la presse dépend d’un droit particulier et qui n’est pas celui d’une « entreprise de chaussettes », s’amuse Edwy Plenel. Ce droit, c’est celui de la presse.

Et c’est bien tout le problème de cette affaire : « Ils considèrent la presse comme une marchandise comme les autres », s’inquiète Dominique Pradalié, présidente de la Fédération internationale des journalistes. L’affaire est inédite comme le rappelle Arfi : « Le moment est solennel et grave. C’est la fin du régime de liberté de l’information telle qu’on la connaît depuis 1881 ».

La question n’est pas Mediapart, ni le journalisme, mais la démocratie et le droit de savoir. Nous vivons un moment orwellien.

Et de poursuivre : « La question n’est pas Mediapart, ni le journalisme, mais la démocratie et le droit de savoir. Nous vivons un moment orwellien ». Pour les professionnels du droit de la presse, le tribunal « a perdu sa boussole ». Et l’avocat de Mediapart, Emmanuel Tordjman, de conclure : « Cette décision du tribunal est liberticide. C’est rarissime ». « Il n’y a pas eu de procédure contradictoire et on interdit de manière préalable une information », insiste l’avocat.

Les soutiens sont nombreux. La plupart des SDJ de la presse écrite et audiovisuel a apporté son soutien. Les Jours ont proposé de publier par solidarité dans tous les médias, les éléments de l’enquête de Mediapart. Une proposition soutenue et relayée par Politis et Libération. Interrogé sur cet élan de solidarité, le président fondateur de Mediapart, Edwy Plenel, a salué le geste tout en précisant : « Il ne faut pas contourner le droit (…). Nous devons gagner la bataille ».

Selon maître Tordjman, l’ordonnance du tribunal interdit d’office toute publication de l’enquête, qu’elle soit sur Mediapart ou sur un autre support journalistique. Il ne reste plus qu’à gagner. Réponse ce vendredi 25 novembre, 14 heures. Si Mediapart perdait la partie, Edwy Plenel assure qu’ils iront jusqu’au bout : appel devant la Cour d’appel, puis de cassation. « Jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme s’il le faut ».

En revanche, si le tribunal casse l’ordonnance, Mediapart est prêt à publier son enquête dans la foulée.

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