« Tu passes ta vie au travail, et après, tu meurs ? »

Déjà confrontés à un fort taux de chômage et un accès à l’emploi souvent chaotique, les jeunes craignent pour leur retraite sans cesse repoussée.

Hugo Boursier  • 18 janvier 2023 abonné·es
« Tu passes ta vie au travail, et après, tu meurs ? »
« Auparavant, les jeunes qui travaillaient dans des conditions pénibles savaient que ça allait s’arrêter un jour », note la sociologue Florence Ihaddadene.
© BONAVENTURE / AFP.

Pour Myriam, 25  ans, la retraite a des airs de mirage. Un repos dont elle n’est même plus sûre de pouvoir profiter à temps. La préparatrice en pharmacie avait pourtant bien anticipé. Un bac STL (sciences et technologies de laboratoire), poursuivi après un brevet professionnel en alternance. « Je m’étais dit qu’avec le diplôme obtenu très tôt, j’aurai un travail assez jeune pour partir plus rapidement en retraite. » Raté. Avec la réforme qui annonce reculer l’âge légal de départ, elle a calculé : pour elle aussi, ce ne sera pas avant 64 ans.

Alors que les syndicats étudiants et de jeunesse ont tous appelé à manifester, ce jeudi 19 janvier, contre le texte présenté par Élisabeth Borne, la génération de Myriam fait front contre une retraite sans cesse repoussée. Dans notre sondage exclusif réalisé par l’Ifop, 74 % des moins de 35 ans adhèrent à un âge légal de départ ramené à 60 ans. Un message clair qui témoigne aussi d’un contexte d’anxiété généralisée vis-à-vis de l’avenir. « Les incertitudes s’empilent. L’insertion professionnelle, le chômage, la stabilité de l’emploi s’ajoutent à l’inflation, aux crises climatique et sanitaire », soupire Félix Sosso, du syndicat la Fage.

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Comme si la précarité permanente s’installait dans l’horizon de beaucoup de jeunes. Avec, en ligne de mire, une retraite dont on n’est même plus certain qu’elle existera. « Si on rajoute deux ans toutes les décennies, est-ce que je vais tout simplement avoir une retraite ? », s’interroge Malik, 24 ans et déjà bien cabossé par un métier de chef cuisinier que sa scoliose a rendu trop compliqué.

Mélissa, technicienne en laboratoire médical, tient à rappeler une évidence qui l’est de moins en moins : « Après avoir travaillé toute sa vie, il faut quand même pouvoir souffler. » Avec les astreintes, elle entame sa vingtaine avec plus de 50 heures par semaine, du lundi au dimanche.

 Tu bosses toute ta vie, tu es mal payé, et si tu as un métier un peu alternatif : tu as zéro retraite.

Les conditions de travail vécues par certains les empêchent de concevoir une fin de carrière sereine. Marc, cheminot de 29 ans, a calculé : il partirait à 61 ans, avec un an supplémentaire à cause de la réforme. « Ça fera 42 ans en trois-huit. Je me demande combien de temps mon corps peut encore tenir », redoute le jeune papa.

Comme pour Rémy, livreur à vélo à Marseille et détenteur d’un bac pro commerce. « Ça fait deux ans que je pédale, je ne vais pas durer longtemps comme ça », regrette le jeune homme qui a commencé chez Burger King en terminale. « Tu bosses toute ta vie, tu es mal payé, et si tu as un métier un peu alternatif : tu as zéro retraite. C’est ça qu’on nous propose ? », lâche-t-il.

Florence Ihaddadene, maîtresse de conférences en sociologie, perçoit cette amertume comme un élément nouveau. « Auparavant, les jeunes qui travaillaient dans des conditions pénibles savaient que ça allait s’arrêter un jour. Aujourd’hui, il y a une forme d’acceptation globale qu’on travaillera toute sa vie. Une conception due aux attaques plus générales contre le système social et l’État-providence », analyse la chercheuse, qui donne en exemple « la fin de l’hôpital public ou le chômage, auquel les jeunes ont rarement droit ».

Course aux trimestres

Mais le recul de l’âge légal de départ et l’allongement des durées de cotisation à 43 annuités ont aussi des effets très concrets chez les jeunes actifs. Selon Florence Ihaddadene, « la réforme risque de fragiliser l’entrée en activité. Avec moins d’emplois renouvelés, les embauches sont moins nombreuses », explique-t-elle en citant deux chiffres significatifs : le taux de chômage qui stagne à 18,9 % pour les 20-24 ans, selon l’Insee, et la part de ceux qui ne sont ni en emploi, ni en formation, ni en études (les « Neet ») : 13 % des 15-29 ans.

Ces parcours difficiles diminuent les possibilités de changer de métier. Et quand la retraite semble toujours plus inaccessible, certains voient leur vie active comme une course aux trimestres à cotiser. À regret. Myriam, par exemple, voulait devenir infirmière en psychiatrie. Mais reprendre les études, c’est se priver de salaire. Sauf si elle prend un petit boulot à côté. « Là, ils disent 64 ans. Mais si la pension est trop basse, qui me dit que je ne continuerai pas à travailler jusqu’à 70  ans ? Tu passes ta vie au travail, et après, tu meurs ? », critique-t-elle.

Ces choix de vie pourront avoir un impact sur les conditions de retraite. « Souvent, les jeunes cumulent plusieurs statuts, dont certains se situent hors du salariat : autoentrepreneur, travail non déclaré, baby-sitting… Des contrats trop courts pour cumuler les conditions d’une annuité », analyse Florence Ihaddadene. Et la chercheuse de rappeler certaines inégalités : « 53 % des jeunes peu ou pas diplômés sont dans des emplois à durée limitée dans les quatre ans après la fin de leurs études, contre 23 % des diplômés du supérieur ».

Certains changent donc de stratégie. « Je m’attends avec pessimisme à un scénario comme en Suisse, où il faut mettre de côté pour les vieux jours. Sinon, c’est “tant pis pour vous” », regrette Jean-Philippe, contrôleur de gestion de 23 ans. « Encore faut-il pouvoir se le permettre. C’est assez déshumanisant, en fait », poursuit-il.

Myriam, par exemple, n’arrive pas à épargner. Avec ses 1 900 euros brut comme préparatrice en pharmacie, elle doit payer 600 euros de loyer, les charges, les courses et un plein par semaine à 85 euros. Des économies, Marc, cheminot, a aussi du mal à en rassembler. Surtout lorsqu’il compare sa condition avec celle de son père : « Lui aussi était aux trois-huit. Mais il a pu partir en vacances, payer les études de ses enfants. Moi, je dois m’y prendre à l’avance si je veux m’offrir des loisirs. »

Solidarité entre les âges

Comme si l’avenir de sa génération empirait par rapport à celle de ses aînés. Un appauvrissement qui pousse Myriam à se demander s’il est judicieux d’avoir un enfant. « Pourquoi en avoir si leur vie est encore plus compliquée que la nôtre ? Et comment je vais faire pour payer leurs études ? On ne devrait pas choisir d’avoir un enfant en fonction de la qualité de son travail ou de sa future retraite », dénonce-t-elle, en grinçant devant les inégalités « aberrantes » entre les plus riches « et les autres ». Dans son rapport annuel, l’ONG Oxfam estime que pour éponger les 12 milliards d’euros de déficit anticipé du système de retraites, seuls 2 % de la fortune des 42 milliardaires français suffiraient.

Alors qu’est souvent mise en scène une médiatique « guerre des générations » entre plus jeunes et seniors, c’est bien plus la solidarité entre les âges que la réforme des retraites risque d’abîmer. « L’entraide proposée par les grands-parents est très utile pour les jeunes parents qui connaissent un premier emploi. Une jeune mère qui commence à travailler n’a pas forcément les moyens pour faire garder son enfant. Repousser le départ, c’est prendre du temps aux plus âgés qui voudraient aider », explique Florence Ihaddadene.

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Et les plonger, pour certains d’entre eux, dans une plus grande incertitude. Selon une étude de Pôle emploi, les plus de 55 ans restent en moyenne plus de deux ans au chômage, contre moins d’un an pour le reste de la population. La crainte d’une retraite précaire, point commun entre les plus jeunes et les plus âgés ? Selon notre sondage réalisé par Ifop, les deux générations partagent un fort soutien pour la mobilisation : 62 % pour les moins de 35 ans et 69 % pour les 50-64 ans.

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