Les femmes n’attendront pas la révolution

Manifeste mythique du féminisme radical italien des années 1970, traduit pour la première fois, ce recueil de textes de l’ancienne critique d’art Carla Lonzi dénonce aussi le patriarcat inscrit dans les mouvements progressistes. Depuis Hegel.

Olivier Doubre  • 1 février 2023 abonné·es
Les femmes n’attendront pas la révolution
Manifestation féministe pour le droit à l’avortement, à Rome, le 6 décembre 1975.
© Leemage via AFP.

Nous crachons sur Hegel. Écrits féministes, Carla Lonzi, traduit de l’italien et postface de Patrizia Atzei et Muriel Combes, éditions Nous, 176 pages, 15 euros.

Nous crachons sur Hegel : le titre peut surprendre, sinon rester énigmatique. C’est qu’il faut se remettre dans le contexte du tout début des années 1970. Alors à son apogée culturel, le marxisme-léninisme s’appuie théoriquement (en l’ayant fait « tenir sur ses deux jambes », selon le mot de Marx) sur la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave.

Or cet opuscule féministe, maître ouvrage du courant radical du mouvement de libération des femmes des années 1970 en Italie, n’oublie pas de dénoncer le peu de considération du mouvement ouvrier et de ses avant-gardes pour les revendications féministes : « Le rapport hégélien maître-esclave est inhérent au monde humain masculin » et, s’appuyant sur cette dialectique hégélienne, le marxisme-léninisme ne peut que « mettre les deux sexes sur le même plan ». Mais il aboutit ainsi à un « octroi paternaliste » des valeurs propres des hommes aux femmes.

On aurait tort de lire ces textes de Carla Lonzi uniquement comme des attaques contre les mouvements progressistes, marxistes et/ou libertaires, de son époque.

Le grand élan du « movimento »

Mais ces critiques féministes n’en sont que plus intéressantes puisque, appartenant pleinement au movimento, comme on désignait alors le grand élan contestataire collectif (et ses multiples composantes et infinies divergences théoriques), elles en pointent les contradictions fondamentales, trop souvent minorées. Luttons d’abord, camarades, pour la victoire de la classe ouvrière, les droits des femmes viendront bien ensuite puisque la révolution ne manquera pas de les leur octroyer dans le sillage de l’émancipation générale !

Or Carla Lonzi insiste bien, dès 1971 : « Les femmes ont conscience du lien politique qui existe entre l’idéologie marxiste-léniniste et leurs propres besoins, souffrances, aspirations. Mais elles ne croient pas pouvoir être une “conséquence” de la révolution. Elles n’acceptent pas que leur cause soit considérée comme secondaire par rapport à la question des classes. »

Les femmes n’acceptent pas que leur cause soit considérée comme secondaire par rapport à la question des classes.

Nous crachons sur Hegel, ne serait-ce que par son titre, a assurément interpellé, sinon choqué, à sa parution en 1971 nombre de militants du movimento. Comme on le sait, dans un long conflit toujours plus violent, une part massive de militants vont bientôt embrasser la lutte armée. Ce que beaucoup d’historien·nes décriront comme une « guerre civile de basse intensité ». Non, forcément, sans certaines dérives militaristes et évidemment virilistes…

Là encore, à l’heure où beaucoup pensent que « la révolution est au bout du fusil », la cofondatrice de Rivolta femminile (« Révolte féminine », son organisation) se démarque radicalement par sa critique de la pensée hégélienne. « Si Hegel avait reconnu l’origine humaine de l’oppression de la femme comme il a reconnu celle de l’oppression de l’esclave, il lui aurait fallu appliquer la dialectique maître-esclave également à son cas. Et il aurait alors rencontré un sérieux obstacle car, si la méthode révolutionnaire est apte à saisir les étapes de la dynamique sociale, il est certain que la libération de la femme ne saurait entrer dans le même schéma : au niveau de la relation femme-homme, il n’y a pas de solution qui élimine l’un des deux termes ; par conséquent, l’horizon de la prise du pouvoir s’effondre. »

Premiers groupes de parole non mixtes

Longtemps critique d’art, proche du mouvement d’avant-garde de l’arte povera, Carla Lonzi (1931-1982) abandonne une carrière prometteuse en découvrant en Californie, en 1968, les premiers groupes de parole féministes non mixtes. Elle a l’intuition immédiate de leur immense portée politique et, dès son retour, s’engage ­pleinement dans le mouvement féministe naissant, dans un pays où les traditions patriarcales et le poids de l’Église catholique (et du Vatican) sont si prégnants.

Et se refuse d’emblée à toute facilité, puisqu’elle critique autant les contradictions de ceux qui sont a priori ses plus proches alliés idéologiques. Ce recueil de ses « écrits féministes » voit ici sa première parution intégrale en français, dans une traduction d’une très grande tenue. Certains textes sont absolument novateurs pour l’époque sur la sexualité féminine, l’avortement et, notamment, « la femme clitoridienne et la femme vaginale », écrit à l’été 1971, très explicite et illustré de schémas des organes sexuels féminins qui ne pouvaient que scandaliser alors. Simplement parce que personne n’en avait jamais vu de tels.

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