Wayne Shorter, mort d’une légende

Le jazzman est décédé à l’âge de 89 ans. Pour lui rendre hommage, nous republions en accès libre la critique de son dernier disque, Live at the Detroit Jazz Festival, sorti en octobre 2022.

Pauline Guedj  • 3 mars 2023
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Wayne Shorter, mort d’une légende
© Photo : Michal Fludra / NurPhoto via AFP.

Mise à jour le 3 mars 2023

Même les légendes meurent. Wayne Shorter, surnommé « Mr Gone » est décédé ce jeudi 2 mars à Los Angeles à 89 ans, après plus d’un demi-siècle à influencer le monde du jazz. Pour lui rendre hommage, nous vous proposons de relire en accès libre la chronique que nous avions publiée en octobre 2022 de Live at the Detroit Jazz Festival, qui restera donc son dernier disque.


Première publication le 26 octobre 2022

Shorter et Spalding, de père en fille spirituelle

Enregistrement de l’unique concert d’un quartet de titans, Live at the Detroit Jazz Festival est un disque incontournable.

Autant prévenir d’emblée : nous nous apprêtons à multiplier les superlatifs. Le saxophoniste Wayne Shorter est l’un des plus grands musiciens de l’histoire des musiques africaines-américaines, et probablement de la musique tout court. Dans les années 1960, grâce à ses collaborations avec Miles Davis, il a su renouveler l’art du quintet en donnant un coup de massue aux compositions traditionnellement conçues pour ces petites formations.

Live at the Detroit Jazz Festival, Wayne Shorter, Terri Lyne Carrington, Leo Genovese, Esperanza Spalding, Candid Records.

Plus tard, avec son groupe Weather Report, il a réinventé la fusion, offrant là encore des compositions protéiformes, faites de tensions tenues sur un fil et d’envolées lyriques. En 2000, alors âgé de 67 ans, Shorter est parvenu à se réimaginer à nouveau, rassemblant autour de lui un quartet de haute volée pour s’adonner à une entreprise aussi minutieuse que spirituelle de déconstruction de ses créations passées.

En août dernier, il a fêté ses 89 ans. Il y a quatre ans, il avait annoncé son retrait des scènes internationales pour se consacrer à une œuvre ultime, un opéra intitulé Iphigenia, dont le libretto fut confié à la contrebassiste et chanteuse Esperanza Spalding, et les décors à l’architecte Frank Gehry.

© Politis

Paru ce mois-ci, mais enregistré en 2017, Live at the Detroit Jazz Festival compte parmi les dernières apparitions du musicien sur scène. On l’y retrouve avec un groupe forgé pour l’occasion, composé de son ancienne collaboratrice Terri Lyne Carrington à la batterie, d’Esperanza Spalding à la basse et au chant, et de Leo Genovese au piano. Celui-ci remplace la merveilleuse Geri Allen (Shorter avait envisagé à ses côtés un trio féminin), décédée quelques semaines avant le festival.

Dialogue intense

Dès le premier morceau, « Someplace Called “Where” », l’atmosphère s’installe, tendue. Un piano minimaliste, les -balais de Carrington, la contrebasse légère de Spalding sur laquelle se pose le saxophone de Shorter. Puis le ton s’alourdit, la grosse caisse se fait entendre, quelques accords sont plaqués au piano, viennent un sifflement et la voix planante d’Esperanza Spalding. Le morceau est lancé et, comme les quatre autres qui composent l’album, il se déroule comme un voyage empruntant les détours mélodiques les plus inspirants. Le groupe entre en fusion. Genovese et Shorter dialoguent avec intensité.

Shorter excelle dans ce qu’il fait le mieux : jouer avec les attentes de l’auditeur qui connaît le morceau, lui permettant de sentir sans cesse la mélodie au cœur des improvisations.

Suit le clou du spectacle : une version de vingt minutes de « Endangered Species » aux multiples rebondissements et contre-allées harmoniques, où Shorter excelle dans ce qu’il fait le mieux : jouer avec les attentes de l’auditeur qui connaît le morceau, lui permettant de sentir sans cesse la mélodie au cœur des improvisations et d’atteindre la jubilation lorsque, avec quelques notes, une rythmique discrète ou un -dialogue entre deux instruments, il parvient à discerner les contours du thème.

Son écoute est alors sans cesse active, profitant du moment présent tout en réévaluant a posteriori les chemins empruntés par les musiciens pour retomber sur l’essence de la composition interprétée.

Les deux morceaux suivants, « Encontros e Despedidas » de Milton Nascimento, chanté par Esperanza Spalding, puis « Drummers Song », ajusté pour la foudre subtile de Terri Lyne Carrington et ses échanges avec Leo Genovese, forment une suite stimulante.

Passage d’un jazz vocal fondé sur une complicité entre la voix et le saxophone (on pense aux expérimentations du quartet de John Coltrane avec Johnny Hartman) à une rythmique binaire, funky, accentuée par la ritournelle du piano et la contrebasse de Spalding, pour qui le funk n’a pas le moindre secret.

L’album se clôt alors avec « Midnight in Carlotta’s Hair », duo entre le saxophoniste et la chanteuse, dont les phrases se fondent en un instrument hybride et organique. Wayne Shorter a trouvé en Esperanza Spalding sa fille spirituelle. Sur scène, leurs interprétations se mêlent et le saxophoniste génial passe le relais avec émotion et élégance.

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Musique
Temps de lecture : 4 minutes
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