À Bélâbre, la haine anti-migrants

Dans ce village de l’Indre, un projet de centre d’accueil pour demandeurs d’asile a soulevé une partie de la population contre la municipalité, avec le soutien du RN et de Reconquête. Reportage.

Patrick Piro  • 12 avril 2023 abonné·es
À Bélâbre, la haine anti-migrants
Après les violentes réactions anti-migrants d’une partie de la population, des habitants de Bélâbre et des environs expriment leur solidarité avec les demandeurs d’asile.
© Patrick Piro.

« On ne s’occupe que de ça depuis plus d’un mois », soupire Claire Bourgoin, conseillère municipale de Bélâbre. « Ça », c’est l’éruption déclenchée par les opposant·es au projet de centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada). Il devrait ouvrir ses portes en 2024 dans ce petit village du sud de l’Indre.

Le 30 janvier dernier, l’association Viltaïs présente au maire son projet définitif : l’opérateur social, spécialisé entre autres dans l’accompagnement des personnes demandeuses d’asile, est disposé à acheter et à rénover l’ancienne chemiserie de Bélâbre pour la transformer en un Cada de 38 places. Dans la foulée, le conseil municipal donne son aval, le 9 février, à une très large majorité – 13 voix sur 15.

Et c’est instantanément le feu aux poudres. « Nous avions eu connaissance d’un éventuel projet humanitaire, il y a un an, mais sans réelle information depuis », explique Ludivine Fassiaux, qui a créé l’association Union bélâbraise pour mener la bataille contre la création du Cada. Le 25 février, une centaine de protestataires manifestent sur la place de l’église.

La vedette qui harangue l’opposition, sur les marches du lieu de culte, c’est l’avocat parisien Pierre Gentillet, originaire de l’Indre, proche de longue date de mouvements d’extrême droite et familier des plateaux de la chaîne CNews.

Bélâbre Cada migrabts
Au fond, l’ancienne chemiserie, censée être transformé en centre d’accueil de 38 personnes. (Photo : Patrick Piro.)

Dans les rues du petit village de 977 habitant·es, l’échauffement des esprits monte encore d’un cran le 11 mars, avec une nouvelle manifestation des « anti », deux fois plus nombreux que le 25 février, soutenus par des militant·es d’extrême droite venu·es du département. Des invectives volent en direction d’une contre-manifestation de quelque trois cents personnes, dont une partie a rallié Bélâbre depuis les communes des environs, brandissant des pancartes en soutien au Cada.

La boule au ventre

« Un si petit projet, qui suscite autant de “grouille” et même de la haine ! s’offense Cendrine de Cesare, professeure d’histoire-géographie qui vit à La Forge, l’un des hameaux du village. J’ai été plus insultée en une heure qu’en vingt années d’enseignement ! » Christian de Cesare, son conjoint, égrène les raccourcis éculés qu’il a entendus. « Par une sorte de déterminisme, les demandeurs d’asile sont affublés de tous les maux ! Délinquants potentiels, dans l’incapacité de s’adapter. »

Venue en solidarité, Céline Chenouf, du village voisin de Saint-Hilaire-sur-Benaize, s’est retrouvée à devoir expliquer à sa petite dernière le sens de cette « prédiction » balancée à sa mère : « “Tu verras, quand ta fille se fera violer par un migrant !” En quinze années de vie locale, je n’ai jamais affronté autant de violence. »

Bélâbre, dont le site vante « le charme discret du Berry », a basculé dans une invraisemblable fracture. La gorge du maire Laurent Laroche se serre à l’évocation des braillements hostiles qui ont assailli sa femme devant leur domicile, le 25 février. Il confesse circuler désormais « la boule au ventre » dans le village, dont la mairie n’est distante que de 150 mètres de la supérette Vival, quartier général des « anti », tenue par le père de Ludivine Fassiaux.

Des parents “anti” ne parlent plus aux parents qui soutiennent le Cada.

À l’école, les enfants pâtissent déjà du clivage. « Le projet de kermesse de fin d’année est tombé à l’eau, rapporte Cendrine de Cesare, car des parents “anti” ne parlent plus aux parents qui soutiennent le Cada. » Dont Natacha Ageorges, « encore en état de choc, et je ne suis pas la seule ». Elle a vu ses relations quotidiennes amputées depuis qu’on a vu derrière quelles banderoles elle campait lors des manifestations des semaines précédentes.

Des menaces, anonymes ou pas

Le maire rembobine les événements. À la question récurrente « pourquoi n’avez-vous pas communiqué plus tôt avec la population ? », il ne regrette qu’un épisode : les vœux du 14 janvier. « J’aurais souhaité y parler du projet, mais le conseil municipal n’était pas de cet avis, redoutant les débordements. »

Aux tracts l’accusant d’avoir monté l’affaire « en catimini », il rétorque que c’est Viltaïs qui a pris contact avec lui, à la recherche de sites adéquats dans l’Indre pour un projet d’accueil longtemps resté indéfini. « Jusqu’à récemment, il n’était même pas question d’un Cada ! » Deux jours avant la première manifestation d’opposition, Laurent Laroche diffuse à ses administré·es une lettre qui n’amoindrit en rien la colère ambiante, ni les menaces, anonymes ou pas.

Laurent Laroche, le maire, interrogé par les médias locaux, le 30 mars. (Photo : Patrick Piro.)

Il lui faut expliquer que la politique concernant les personnes demandeuses d’asile relève du gouvernement, qui a attribué à l’Indre la prise en charge de 60 d’entre elles pour l’année 2023 (1) ; qu’elles ne restent sur place que six à huit mois, le temps de statuer sur leur demande d’asile ; que la commune ne déboursera pas un sou : c’est Viltaïs, mandaté et financé par l’État, qui gérera le centre, y compris la rénovation de la friche industrielle, un chantier de 1,2 million d’euros ; que les peurs manipulées par les personnes qui font circuler une pétition anonyme sont infondées, car d’autres centres d’accueil du département fonctionnent « sans débordements, vols, crimes ou viols ».

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Dont 22 personnes à Argenton-sur-Creuse, les 38 qui ont été orientées sur Bélâbre étant temporairement accueillies dans la commune voisine de Mérigny, le temps que le Cada soit opérationnel.

Conseil pris auprès de maires proches, Laurent Laroche choisit de tenir, le 24 mars, une session d’information réservée aux représentant·es des corps professionnels et associatifs bélâbrais, en présence du préfet et d’une cadre de Viltaïs. « Une réunion publique ouverte risquait d’être rendue incontrôlable par les opposants, interdisant aux gens de s’exprimer », confie-t-il.

Car l’éruption bélâbraise a pris de court Viltaïs et la municipalité, alors que des polémiques similaires connaissaient une répercussion nationale à Callac (Côtes-d’Armor) et Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique). « Nous ne sommes pas naïfs, mais pour autant, ferions-nous différemment aujourd’hui ? Pas sûr, quand je vois la haine qui s’est exprimée. »

Singularité locale

Marine Le Pen a obtenu 46,25 % au second tour de la présidentielle à Bélâbre le 24 avril 2022. Un score sensiblement au-delà de la moyenne nationale (41,5 %), malgré une relative singularité locale : la dirigeante du Rassemblement national y réalise un moins bon résultat que dans les huit communes limitrophes de Bélâbre, où elle devance même Emmanuel Macron dans six d’entre elles.

Des militant·es du RN et des zemmouriens de Reconquête ! de l’Indre ont sauté sur l’occasion, venus gonfler les rangs des « anti » de Bélâbre. « Des soutiens que nous n’avons pas sollicités, et avec lesquels nous n’entretenons pas de relations particulières », tempère prudemment Ludivine Fassiaux, qui précise même qu’il leur a été demandé « de ne pas être contre-productifs. Le RN a compris le message, on a eu plus de mal avec Reconquête ! ».

Bélâbre reportage migrants
Des habitants sont venus en nombre, le 11 mars, manifester leur soutien au projet d’accueil des demandeurs d’asile. Le maire Laurent Laroche est venu à leur rencontre. (Photos : DR.)

Car, devant la crainte d’une récupération politique, les « anti » ont réorienté leur stratégie. Le 31 mars, quelque 90 personnes, dont un quart n’habitent pas Bélâbre selon un observateur, se réunissaient dans la salle des fêtes du village pour débattre d’un plan d’action de plusieurs mois. Jusqu’à nouvel ordre, plus de raffut dans les rues, qui rebute cette frange de la population que Ludivine Fassiaux pressent majoritairement opposée au Cada, mais silencieuse car apeurée.

L’Union bélâbraise, résolument cornaquée par Pierre Gentillet, qui compte faire jouer la caisse de résonance de médias nationaux, veut obtenir du maire une consultation de la population, qu’elle lui réclame « au nom de la démocratie ».

J’ai la ferme conviction que le Cada se fera. C’est un projet du cœur.

L’avocat estime que 200 à 300 signatures suffiraient à mettre l’édile en porte-à-faux, alors contraint d’organiser la consultation ou alors de l’esquiver en refusant à Viltaïs le permis de construire du Cada – entre les autorisations, les recours et les travaux, son ouverture n’est pas attendue avant 2024.

En parallèle, les « anti » prévoient une campagne d’affichage afin de populariser, dans la commune et ses voisines, le rejet de l’accueil des personnes migrantes. Dernier volet : une riposte juridique en préparation pour tenter de faire capoter le projet auprès des tribunaux.

Conscient qu’il se prépare des mois difficiles, Laurent Laroche en appelle à l’« apaisement ». Mais ne donne pour autant aucun signe de renoncement. « J’ai la ferme conviction que le Cada se fera. C’est un projet du cœur, qui inscrit Bélâbre dans la chaîne de solidarité nationale. » 

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Société
Publié dans le dossier
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