Classe moyenne en trompe-l’œil

Le concept, depuis la seconde moitié du XXe siècle, remplit une fonction : rendre invisibles le travail et les travailleurs, cette classe dangereuse.

Jean-Marie Harribey  • 17 mai 2023
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Classe moyenne en trompe-l’œil
© Paul Einerhand / Unsplash.

Au début du XXe siècle, le sociologue Max Weber voyait émerger une classe moyenne constituée des travailleurs qualifiés nécessaires au développement du capitalisme. Loin de nier les classes sociales, il les caractérisait en premier par la capacité d’accéder à des biens ou des revenus, et par la situation sur le marché du travail opposant propriétaires des moyens de production et non-propriétaires.

Sur ce point, un Weber sans doute plus complémentaire que contradicteur de Marx. Mais le concept de classe moyenne a joué depuis la seconde moitié du XXe siècle un rôle bien différent. Celui de faire disparaître les classes sociales antagoniques : le prolétariat et la classe capitaliste, fondus, noyés dans une unique gigantesque classe moyenne.

Or, depuis cinquante ans, le capitalisme néolibéral a tellement précarisé la condition au travail et grossi le chômage que même les idéologues du système s’alarment de la faible mobilité sociale, des inégalités, de l’appauvrissement de ladite classe moyenne et craignent même sa disparition après lui avoir promis un destin universel.

Près de la moitié de la population active est le cœur des classes populaires, le prolétariat du XXIe siècle.

Mais le plus déroutant pour la compréhension de l’évolution de la société est que même les organismes réputés proches de la gauche ou des mouvements sociaux ont accrédité l’existence d’une ou des classes moyennes et donc fait disparaître des radars les classes populaires. En 2018, l’Observatoire des inégalités faisait débuter les classes moyennes à 1 250 euros par mois de niveau de vie pour une personne seule, à peine au niveau du Smic ou du seuil de pauvreté. La révolte des gilets jaunes était celle des classes moyennes mais pas des classes populaires.

En 2023, la Fondation Jean-Jaurès voit la réforme des retraites d’Emmanuel Macron comme une atteinte aux classes moyennes. Le déni de la condition au travail du président a donc son pendant sociologique et politique : l’abandon des classes populaires et la croyance que la valeur travail est une idée de droite. Tout cela relève du fantasme ou de l’idéologie et ne permet pas de comprendre que 90 % des travailleurs soient hostiles à cette réforme des retraites.

L’Insee dénombre 45 % de la population active constitués d’ouvriers (19 %) et d’employés (26 %). À eux s’ajoutent 24,6 % de professions intermédiaires (en dessous des cadres, ou bien infirmières, assistantes sociales, instituteurs). Ainsi, au sens le plus restreint, près de la moitié de la population active est le cœur des classes populaires, le prolétariat du XXIe siècle, exploité, dominé et dont tout sens à son travail est anéanti. Dans un sens un peu plus large, près de 70 % de la population active appartiennent aux classes populaires.

La vacuité du concept de classe moyenne est telle que le discours dominant en vient à définir une classe moyenne basse et une classe moyenne haute ; si c’était cohérent, il devrait y avoir une classe moyenne… moyenne. Bref, au singulier comme au pluriel, la classe moyenne remplit aujourd’hui sa principale fonction : rendre invisibles le travail et les travailleurs, cette classe dangereuse.

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