L’hôpital de Mayotte, cible privilégiée d’une colère anti-immigrés

Dans un contexte de tension sociale marqué par l’opération « Wuambushu », des militants s’en prennent à un symbole historiquement instrumentalisé par l’extrême droite française : le système de santé. Au risque de situations dramatiques.

Louis Witter  et  Cyril Castelliti  • 23 mai 2023 abonné·es
L’hôpital de Mayotte, cible privilégiée d’une colère anti-immigrés
Le 4 mai, blocage du dispensaire de soins Jacaranda, à Mayotte.
© Louis Witter.

« Ce dispensaire est le symbole des migrants qui viennent se faire soigner gratuitement. Notre position est claire. Tant que les reconduites à la frontière n’auront pas lieu, on ne continuera pas à les soigner. » Chapeau tricolore sur la tête, la présidente du Collectif des citoyens de Mayotte 2018 s’exprime d’un ton martial. En cette après-midi du 4 mai, Safina Soula et sa quinzaine de fidèles ont décidé de mener une action choc : bloquer le dispensaire de soins Jacaranda qui jouxte le CHM, principal hôpital de Mayotte.

Objectif des bloqueuses : protester contre le gouvernement des Comores, qui refuse alors d’accueillir sur son sol les expulsés du département, et mettre la pression sur les autorités françaises. Un non-sens pour les soignants alentour : « Sous prétexte d’un débat politique qui ne relève absolument pas de la santé, on assiste à l’entrave d’un droit fondamental qu’est l’accès au soin, à la dignité du patient. C’est inadmissible sur le sol français », s’insurge une soignante sous couvert d’anonymat. Face à l’extrême tension, le risque est grand pour les employés de l’hôpital qui prennent position publiquement. Tous les soignants rencontrés ont ainsi insisté pour que leur identité ne soit pas communiquée.

Les sans-papiers ne se font pas soigner gratuitement à Mayotte.

Depuis, les expulsions ont repris et un premier quartier a été détruit le lundi 22 mai par les bulldozers. De quoi réjouir les militants anti-­immigrés, qui n’hésitent pas à parler de « victoire ». Mais, si leur présence s’est dissipée autour de l’hôpital, l’accès aux services de l’établissement continue d’être limité. En cause, notamment, une série de faits violents qui ont incité une partie du personnel à revendiquer son droit de retrait.

Dialogue de sourds

Pour le personnel médical présent au premier jour de la mobilisation, les souvenirs sont encore vifs. « Je suis allée à la rencontre de ces personnes pour leur demander de quel droit elles se permettent d’agir ainsi. Elles ne se sentent pas concernées par les conséquences d’une telle action dans la mesure où elles expliquent ne plus se soigner ici, mais dans le privé ou à La Réunion », confie une infirmière. Elle déplore aussi les « fantasmes » véhiculés par ces organisations autour du système de soins à Mayotte : « Les sans-papiers ne se font pas soigner gratuitement à Mayotte. Il n’y a pas d’aide médicale d’État ici. Au dispensaire comme aux urgences, il faut payer. Sauf en cas de danger vital. »

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Cette rhétorique mettant en cause la générosité du système de soins est loin d’être anecdotique dans le 101e département français. Un discours alimenté par la classe politique et matérialisé par les actions du collectif, qui trouve un large écho auprès de l’extrême droite française. C’est cette même radicalité aux forts accents xénophobes qui, dans l’Hexagone, cible l’accès aux soins des étrangers. « L’extrême droite fait partie du paysage politique français. Mayotte est une île française. Les gens sont libres de choisir la politique à laquelle ils veulent adhérer », assume Safina Soula.

Tri des malades

Dans les jours suivant le blocage de Jacaranda, les actions se succèdent et se radicalisent. En moins d’une semaine, l’ensemble des dispensaires et antennes du centre hospitalier sont occupés par les collectifs. Le bureau des admissions du CHM est également investi, entraînant la fermeture des consultations. Leur accès est lourdement perturbé pour l’ensemble des habitants de l’île, étrangers ou non. Un « dégât collatéral », selon Safina Soula. « Les urgences fonctionnent. Le directeur du CHM n’est pas un illuminé. Il sait que les cas les plus problématiques sont envoyés à La Réunion. Je ne pense pas qu’on va faire empirer la situation sanitaire », juge de son côté l’une de ses militantes.

Selon les retours des soignants disséminés dans les diverses structures de l’île, le caractère généralisé du blocage s’est par ailleurs modéré sur certains aspects. Les témoignages rapportent ainsi des situations de « tri » opéré par les militants, notamment entre les sans-papiers et les malades qui bénéficient de la Sécurité sociale. « Interpeller des patients en leur demandant leur identité, le motif de leur consultation, puis appeler les services pour vérifier s’ils ont bien rendez-vous, c’est un tri sanitaire illégal », s’indigne une professionnelle de santé.

Des patients sont en rupture de traitements qui sont nécessaires à leur survie.

Après plusieurs jours de blocage, l’inquiétude monte : « Des patients sont en rupture de traitements qui sont nécessaires à leur survie. On parle de pathologies infectieuses, d’IST, de VIH. Des enfants avec des pathologies lourdes ne sont plus suivis. Ne serait-ce que pour les cancers, dix jours d’attente, c’est une perte de chances de rémission », déplore une soignante. Point de tension parmi les plus vifs : les polémiques autour des grossesses à Mayotte. Un enjeu qui trouve dans l’extrême droite parlementaire une caisse de résonance, car, derrière les naissances, c’est toute la question de la démographie de l’île qui se pose.

Stigmatisation des femmes enceintes

Dans l’un des dispensaires qui quadrillent les communes de Mayotte, les sages-femmes assistent impuissantes aux mêmes scènes de blocage. « On a eu zéro consultation aujourd’hui car toutes les femmes étaient refusées à la porte. Une patiente qui venait d’accoucher chez elle a été renvoyée vers un autre dispensaire, lui aussi bloqué. Habituellement, on fait trois à six accouchements par jour. Là, rien pendant vingt-quatre heures. Il y a des risques pour la mère comme pour le bébé si les conditions sanitaires ne sont pas remplies durant l’accouchement », confirme une sage-femme présente durant les blocages.

Avec plus de dix mille naissances enregistrées en 2022, Mayotte constitue l’un des territoires en France où le taux de natalité est le plus élevé. Dans le contexte d’une forte immigration venue des îles voisines, ces naissances sont vécues comme un « remplacement » de la population mahoraise, selon les militantes du Collectif des citoyens de Mayotte 2018, qui y voient même une volonté politique de l’État voisin. « La population initiale de Mayotte a été dépassée par une surpopulation venue des îles voisines », estime Safina Soula.

Un point de vue partagé jusque dans la classe politique mahoraise, qui s’est appuyée sur ce même argumentaire pour instaurer une dérogation du droit du sol en 2018 dans le département. Récemment, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a d’ailleurs annoncé sa volonté de durcir cette législation. Mais dans les Comores voisines, pays classé parmi les plus pauvres du monde, ces mesures semblent loin de dissuader les malades de fuir un système de santé particulièrement sous-doté.

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Dans ce contexte, nombreux sont les soignants qui tiennent à démêler le vrai du faux. « La natalité est forte chez les mères mahoraises comme étrangères », énonce une professionnelle de santé. Elle insiste : « On a tendance à oublier que 60 % des enfants qui naissent ici ont au moins un parent français. Qu’on le veuille ou non, cette société est métissée. » Et de conclure : « On adore colporter la légende des femmes enceintes qui arrivent à neuf mois sur des kwassas pour accoucher à Mayotte afin d’espérer un titre de séjour ou la nationalité française. Ce discours fait l’impasse sur une réalité, à savoir que ces mères vivent majoritairement depuis longtemps déjà sur le territoire, bien avant leur grossesse d’ailleurs. »

Vers une aggravation du climat social

Face à la montée des tensions autour du système de santé, la direction du CHM s’est, dans un premier temps, murée dans le silence, en imposant à ses personnels de faire de même avec les journalistes. Son mutisme a pris fin le vendredi 12 mai, lorsque le centre de soins de Dzoumogné, occupé par le Collectif des citoyens de Mayotte 2018, a été attaqué par un groupe d’individus. Armés de machettes et dissimulés sous des combinaisons blanches, une quinzaine d’hommes ont ciblé les militantes du collectif et vandalisé l’entrée de l’hôpital.

On est face à une entrave à l’accès aux soins à cause de ces groupuscules xénophobes.

La direction a alors activé le « plan blanc » et décidé la fermeture du dispensaire de Dzoumogné ainsi que le rapatriement des soignants vers le site principal de l’hôpital de Mamoudzou. « On est face à une entrave à l’accès aux soins à cause de ces groupuscules xénophobes, mais par commodité on va mettre ça sur le compte de l’insécurité. On mélange tout », réagit une soignante. « Ni la police ni les autorités du CHM n’ont agi pour empêcher ces blocages. Au contraire, elles ont évacué les malades en laissant ces militants agir », se désespère de son côté une actrice de la santé publique.

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Dans un autre registre, un bus transportant des soignants a été ciblé par un caillassage sur la route de Mamoudzou. Un acte sans lien avec les blocages des jours précédents, mais qui fait renaître parmi les blouses blanches un sentiment d’insécurité. Face à cette attaque, une partie du personnel a manifesté son mécontentement devant les grilles de l’hôpital et fait valoir son droit de retrait. La direction a répondu avec un plan de sécurisation qui s’accompagne d’un programme de reprise progressive des activités.

En réaction au sentiment d’abandon éprouvé par les professionnels de santé, une banderole a été hissée sur les grilles du CHM dans la nuit du 15 au 16 mai, où l’on pouvait lire : « Laissez-nous soigner ». Quelques heures après le lever du soleil, la pancarte avait déjà été enlevée. Celles du collectif qui occupait alors le dispensaire Jacaranda sont quant à elles restées bien accrochées, sous le regard impassible des policiers. Sur l’une d’elles, on pouvait lire : « Ma vie vaut bien Wuambushu ».

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Société
Temps de lecture : 9 minutes