Quand l’armée envahit l’école

L’Éducation nationale et le ministère des Armées multiplient les dispositifs communs, comme les « classes défense sécurité globale », pour diffuser à des collégiens un « esprit d’engagement ». Certains parents et enseignants sont réticents, craignant un endoctrinement.

Hugo Boursier  et  Lily Chavance  • 30 juin 2023 abonné·es
Quand l’armée envahit l’école
Des collégiens de Dijon participent à un « rallye citoyen ».
© Lily Chavance

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Rangés au garde-à-vous, face au mât des couleurs et chantant « La Marseillaise ». Sur la place d’armes de la caserne Vaillant de Dijon (Côte-d’Or), ce 22 mai, la journée des quatre classes de défense et de sécurité globale (CDSG) ayant participé au « rallye citoyen » se clôture.

En deux jours, 200 collégiens de cinquième et de troisième ont sillonné la capitale des ducs de Bourgogne afin de participer à une dizaine d’ateliers de promotion de « l’esprit de défense et du devoir de mémoire». Au programme : tir au pistolet laser, apprentissage des premiers secours au combat, fouille de cellule pénitentiaire, histoire de la Légion d’honneur, ateliers « zéro -tolérance ». Toutes ces activités font entrer les jeunes dans les métiers en uniforme. Aux côtés de militaires, de policiers, de gendarmes ou de bénévoles de la Croix-Rouge, les professeurs et réservistes citoyens accompagnants arborent fièrement un bracelet tricolore ou un sweat floqué « Classe défense ».

Ce projet de rallye s’inscrit dans le cadre d’une démarche de sensibilisation de la jeunesse aux valeurs de «défense, de solidarité et de citoyenneté» et répond à la politique « Ambition armées-jeunesse » du ministère des Armées. Ces journées, rattachées aux classes de défense, trouvent leur place dans une offre de plus en plus foisonnante de «dispositifs de citoyenneté » : service national universel, cadets de la défense, service militaire volontaire, période militaire d’initiation…

Les classes de défense sont appelées à se multiplier à travers le territoire. Il en existe 500 en collèges et lycées, et 12 500 élèves en sont bénéficiaires.

Les formules se multiplient, mais l’objectif, décrit dans un protocole interministériel de 2016, reste le même : renforcer les « relations entre la défense et le système éducatif » à la suite des « événements tragiques qu’a vécu notre pays en 2015 » et qui « ont porté atteinte aux valeurs de la République ». Des attentats qui « appellent de notre part des réponses qui passent par la connaissance, la compréhension, l’échange entre toutes les composantes de la communauté nationale », poursuit le document.

Dans ce cadre, les classes de défense sont appelées à se multiplier à travers le territoire. À ce jour, il en existe 500 en collèges et lycées, et 12 500 élèves en sont bénéficiaires. Ces dispositifs sont pilotés de concert par les ministères de -l’Éducation nationale et des Armées. Menées à l’initiative d’un·e enseignant·e, ces classes reposent sur une participation volontaire des élèves. L’enseignement de la « défense, des valeurs et des principes de la République » est dispensé par une unité militaire partenaire. Tout au long de l’année, les élèves participent à des commémorations et des visites de lieux de mémoire. Des soldats d’active peuvent aussi décrire leur métier devant les jeunes de moins de 15 ans.

« En plus de ces activités, nous faisons des exposés didactiques sur les risques et menaces qui pèsent sur notre pays et sur les moyens de les prévenir », explique le lieutenant-colonel Étienne Royal, délégué militaire départemental adjoint et représentant du chef d’état-major des armées en Côte-d’Or. « Le but, c’est avant tout de montrer la réalité des armées à des jeunes qui en ont une vision assez caricaturale et de rappeler que la paix est fragile », assure Mayeul, professeur d’histoire-géographie, responsable d’une classe de défense dans un collège à Cabourg (Calvados).

Couleur politique

Cette volonté de faire découvrir une « réalité » que le monde civil connaît peu n’est pas si anodine pour Cédric. Ce membre de l’association des parents d’élèves d’un collège du Tarn-et-Garonne s’oppose à l’instauration d’une classe de défense, portée par deux professeurs de l’établissement : «Accepter cette option, c’est donner une couleur politique à l’établissement. Ça droitise le collège et on ne se retrouve pas là-dedans. » L’association a réalisé un sondage auprès des parents d’élèves. Pour 300 élèves au collège, 200 parents ont voté. Les deux tiers s’opposent au projet. Les comptes rendus, consultés par Politis, sont explicites : «Je ne souhaite pas que le collège prenne cette couleur, cette orientation défense » ; «Une intervention, oui, mais un bourrage de crâne tout le long de l’année, non ! » ; « Je préférerais davantage d’éducation à l’entraide, au partage, à la tolérance de la différence, à la protection de l’environnement ».

Je préférerais davantage d’éducation à l’entraide et à la protection de l’environnement, dit un parent d’élève.

Un endoctrinement que conteste le lieutenant-colonel Royal. « Nous ne -faisons rien de plus que ce que prévoient les programmes officiels en éducation morale et civique », explique-t-il. De son côté, Pierre N’Gahane, recteur d’académie de Dijon, assume ce « partenariat ». « Les corps en uniforme symbolisent les fondements de notre République. La formation à la citoyenneté n’est pas qu’une affaire de l’Éducation nationale. C’est une affaire partagée », déclare-t-il.

Faire porter l’enseignement de valeurs citoyennes par un corps étranger à l’établissement scolaire interroge Sarah, mère d’élève aux côtés de Cédric. « Pourquoi l’armée serait-elle plus à même de transmettre ces valeurs que les enseignants ? » De son côté, Francis Bignoli, principal du collège d’Auxonne (Côte-d’Or) accueillant une classe de défense, se réjouit de la présence de l’armée dans l’enseignement : «Ils présentent bien, sont très pédagogues et ils expliquent les conflits actuels ainsi que leur présence sur place. »

Un officier de la Garde nationale considère quant à lui que ces dispositifs « permettent de retrouver un socle partagé par toute une génération et de lutter contre l’éclatement des modèles ». D’après une note d’impact fournie par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) en avril 2022, l’objectif de mixité sociale n’est pourtant pas réussi. La moitié des élèves participants ont plus de la moyenne. « Les élèves impliqués dans le dispositif sont en général déjà bien insérés dans la compétition scolaire. Ce constat conduit à interroger l’objectif d’hétéro-généité du public visé », indique le document. Malgré cela, le réserviste parle avec nostalgie de la conscription, qui permettait, d’après lui, de faire « vivre une expérience commune aux jeunes hommes du pays, en imposant, pour cela, un cadre de coercition ».

Un objectif que déplore Sarah. Pour elle, il s’agit d’une forme de « militarisation de la jeunesse au détriment d’autres options». Par exemple, «il n’y a pas de classe nature/environnement alors que le collège se situe à côté d’un centre permanent d’initiatives pour l’environnement !» s’exclame-t-elle. Dans ce collège, de nombreux professeurs manquent à l’appel. Pas de prof de SVT et un prof de maths absent entre septembre et novembre. «On sollicite les inspecteurs académiques et le rectorat toute l’année pour avoir des remplaçants. Nous n’avons jamais de réponse. Mais quand il s’agit de cette option, deux inspecteurs y sont associés et sont bien joignables et disponibles», souffle Cédric.

Les classes défense participent aussi à légitimer le modèle militaire comme une pédagogie utile pour les jeunes.

Cette avancée de l’armée au cœur de l’Éducation nationale est vantée comme un « partenariat fructueux » dans le protocole qui lie les deux ministères concernés. Mais pour Claire Guéville, secrétaire nationale du Snes-FSU, les classes défense participent aussi à légitimer le modèle militaire comme une pédagogie utile pour les jeunes. Tout comme le service national universel, que chaque professeur de lycée pourra proposer à sa classe dès la rentrée, comme Politis le révélait le 17 mai. Une forme de validation qui, en retour, dessert ce qui est déjà accompli, avec le peu de moyens alloués, dans les établissements. « Pour le gouvernement, le modèle de l’armée est à suivre. Cela donne l’impression que l’Éducation nationale, de son côté, a failli dans sa mission d’émancipation, et que l’armée est là pour reprendre le flambeau », estime la syndicaliste.

Vocations

Former à la citoyenneté, certes, mais aussi susciter des vocations. L’armée ne s’en cache pas. Le colonel Thierry Vautrin, directeur de l’établissement du service national et de la jeunesse Nord-Est, l’admet : « Les rallyes citoyen, tout comme les classes défense, sont une mission d’attractivité et de rayonnement pour l’armée. On essaie de se montrer sous notre plus beau jour. » L’Éducation nationale, par la voix du recteur d’académie de Dijon, l’affirme sans ambages : « Ces dispositifs de classe défense permettent, pour quelques-uns, de commencer à se projeter dans ce qu’ils pourraient faire plus tard parmi les métiers en uniforme. »

Derrière les promesses d’engagement et de devoir mémoriel, ces modules s’ajoutent aux filières classiques de recrutement de l’armée. A fortiori dans les territoires en difficulté. « L’armée peut être une valeur refuge dans une société où il y a beaucoup de chômage », justifie le colonel Vautrin. Tout est bon pour s’afficher comme un vivier d’emplois. Cédric l’a constaté lorsqu’il a aperçu un représentant de l’armée à un forum des métiers porté par les parents en début d’année. « Nous, on était présents pour parler en notre nom propre, avec nos moyens. Tandis que lui était venu avec des documents, des PowerPoint : c’était un agent recruteur. »

Une capacité d’attraction qui se vérifie dans les aspirations des élèves en fin de classe défense. La note de l’Irsem montre que 51 % d’entre eux se disent intéressés dans le fait de s’engager plus tard dans l’armée ou dans un métier en lien avec la défense et la sécurité nationale (police, gendarmerie),et 27 % d’entre eux y sont « tout à fait disposés ». De quoi ravir Emmanuel Macron ? Le 24 mai, le chef de l’État se plaignait de la « décivilisation » qui menacerait la France. Le mouvement social contre la réforme des retraites n’aurait peut-être pas connu une si forte mobilisation avec une jeunesse mise au pas. 

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