Face à la prédation humaine, une lutte globale surgit de la mer

La prise de conscience du rôle des océans dans l’équilibre planétaire conduit désormais les associations, longtemps cantonnées à des mobilisations spécifiques, à une approche plus large et politique.

Patrick Piro  • 19 juillet 2023 abonné·es
Face à la prédation humaine, une lutte globale surgit de la mer
Le 21 janvier 2023, ramassage sur une plage de Pornic de billes de plastique échappées d’un container transporté sur un cargo.
© Maylis Rolland / Hans Lucas via AFP

Trop vaste, trop insondable, trop éloigné. Longtemps, la connaissance du monde marin est restée suffisamment lacunaire pour que les impacts de la prédation humaine suscitent plus de points d’interrogation que de certitudes. Avec ses 11 kilomètres d’épaisseur d’eau, la fosse des Mariannes, le site océanique le plus profond de la planète, est moins connue que la surface de la Lune, à 384 400 kilomètres de la Terre. Et l’image de la mer, pour le commun des mortels, c’est une carte postale, vaste étendue bleue, homogène et étale. Immensément rassurante et inaltérable.

Aussi, les premières mobilisations associatives se sont longtemps limitées à lutter contre les pollutions les plus écœurantes ou les déséquilibres d’évidence alarmants. Dans les années 1960 et 1970, une succession de marées noires balafrent les côtes dans plusieurs pays du monde. Sur le littoral français, l’un des plus affectés, les naufrages des pétroliers Torrey Canyon (1967), Amoco Cadiz (1978) et Erika (1999) ont suscité des mobilisations citoyennes considérables, avec des armées de volontaires s’escrimant pour arracher des lambeaux de goudron aux plages. L’effroi dans l’œil du cormoran englué dans une mortelle gangue noire rejoint la colère des associations de protection de l’environnement. « Boycott Total du pétrole », « Mazoutés aujourd’hui, radioactifs demain ? », « Que les pollueurs soient les payeurs ! » clament leurs slogans.

Les ravages qui frappent les côtes contribuent massivement à l’éveil des consciences face aux turpitudes maritimes. Au large, c’est la destruction méthodique de plusieurs espèces de grands cétacés par la pêche industrielle qui sert de déclencheur. L’effondrement de populations entières de ces mammifères emblématiques, chers à notre imaginaire enfantin et d’un dénombrement assez facile, motive le lancement de plusieurs campagnes de protection dans le monde, avec un certain succès. Si l’on compte encore chaque année près de mille baleines tuées à des fins commerciales, c’est 66 fois moins qu’en 1961, à la naissance du WWF, rappelle l’association, important acteur de cette bataille.

Sea Shepherd, qui naît en 1977, a notablement contribué à réduire la prédation par les méthodes radicales de son fondateur, Paul Watson – surnommé le pirate écologiste –, dans la lutte contre la pêche illégale ou abusive des cétacés, requins ou thons rouges. Les navires de l’association ont passé des années à sillonner les mers pour entraver les manigances des chalutiers pillards, à coups d’interpositions périlleuses, d’abordages et de sabotages.

Un continent de plastique

Plus récemment, la disparition presque totale du cabillaud en Atlantique Nord a mis les amatrices et amateurs de poisson dans la boucle. À défaut d’accès direct à ce qui se passe concrètement sous les eaux, le vide des étals a parlé. Si les scientifiques manquent encore d’éléments pour comprendre finement la dynamique des espèces, il était impossible d’exonérer la responsabilité de la surpêche et donc de la surconsom­mation. Fin des années 1990, alors que la crise de la vache folle a suscité un report vers le poisson, les associations lancent des alertes perturbantes auprès du public sur la menace qui plane sur un certain nombre d’espèces. En 1999, Greenpeace, avec d’autres associations, lance une campagne sur le thon rouge : en vingt ans, l’espèce aurait perdu 80 % de ses effectifs en Méditerranée sous la pression de la pêche industrielle, qui a évincé les artisans, et de la passion japonaise pour ce mets raffiné. Près de vingt ans plus tard, les restrictions et les contrôles qui ont été instaurés ont redonné un peu de santé au cheptel.

À la même époque, l’océanographe Charles Moore fait une découverte qui va estomaquer l’opinion publique : l’existence, dans le Pacifique Nord, d’une immense aire encombrée d’une énorme quantité de déchets plastiques : la circulation marine, qui s’enroule en vortex dans cette zone, y a rassemblé près de 2 000 milliards d’objets, du confetti de plastique flottant entre deux eaux à des pièces de plus de 50 centimètres, pour une masse totale de quelque 80 000 tonnes. Un « 7e continent », comme on l’a baptisé. On découvrira plus tard d’autres vortex similaires. En France, la Fondation Tara océan, créée en 2003 pour développer la science des écosystèmes marins, lancera, avec sa goélette devenue fameuse, plusieurs expéditions consacrées à la compréhension du phénomène et à l’impact de cette pollution très durable sur les espèces vivantes. Avec une répercussion importante auprès du public. Les grandes courses à la voile contribuent aussi à la sensibilisation sur une pollution plus massive qu’on ne le suppose. En plein Atlantique, il n’est pas si rare qu’une navigatrice ou un navigateur retrouve sa coque avariée par une collision avec un « ofni ». La plupart du temps, ces pudiquement dénommés « objets flottants non identifiés » sont des déchets à la dérive.

L’enjeu, aujourd’hui, c’est de remettre de la vie dans les océans. 

Swann Bommier, Bloom

L’un des faits majeurs des deux dernières décennies, dans les écosystèmes marins, c’est l’accélération et l’intensification des agressions humaines. Le WWF fait la liste de celles qui affectent les populations de cétacés, dont la plupart peine à se restaurer : la chasse est désormais positionnée par l’association derrière le dérèglement climatique (qui perturbe les concentrations de krill, le menu principal de ces mammifères), les collisions et les perturbations sonores dues au trafic maritime (3 à 4 % d’augmentation par an) et les pollutions chimiques qui contaminent les chaînes alimentaires (dont les particules plastiques).

Pêche artisanale contre prédation industrielle

L’association Bloom, fondée en 2005, reconnaît ainsi être passée d’une lutte sectorielle à une approche systémique, après avoir initialement considéré que l’urgence était la protection des grands fonds, raclés à nu par les immenses filets des chalutiers de pêche profonde. « L’enjeu, aujourd’hui, c’est de remettre de la vie dans les océans, souligne Swann Bommier, chargé du plaidoyer et des campagnes. Les populations de poissons, à l’échelle de l’Union européenne, sont désormais à peu près stabilisées, mais à un niveau très bas tant elles ont été décimées par la pêche industrielle. »

Bloom, qui a pu donner du crédit aux industriels pour trouver des solutions communes, au début, en est aujourd’hui revenue : «Le lobby du chalut fait la pluie et le beau temps, alors que l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) a reconnu que la cause première de destruction des écosystèmes marins, c’est la pêche industrielle. Enrichir les écosystèmes, c’est améliorer la santé des océans, et donc aussi maintenir leur fonction de pompe à CO2 – ils absorbent un tiers des émissions humaines. » L’association se dit désormais en lutte résolue contre les « destructeurs » pour contribuer à une transition de l’ensemble du secteur vers un modèle écologique et social plus performant.

À Greenpeace, on reconnaît avoir été dominé par une position anti-pêche basique dans les années 2000. «On manquait d’analyses scientifiques pour concevoir une approche globale de la conservation des océans, explique François Chartier, chargé de campagne. Depuis, le travail de nos associations a considérablement fait évoluer la perception du rôle des océans. L’enjeu climatique, notamment, change la donne. Et il est clair pour la plupart des acteurs associatifs, désormais, que la dégradation de ces milieux, du plastique à la baisse des ressources halieutiques, trouve une même source dans le modèle économique prédateur actuel. »

La justice sociale est une dimension indispensable de la lutte pour la protection des océans.

François Chartier, Greenpeace

Surfrider a également étendu le domaine de ses interventions, plus généralistes aujourd’hui. L’association, fondée par des fans de surf, s’est initialement fait connaître, dans les années 1990, par des campagnes de collecte de déchets sur les plages et dans la mer. «Aujourd’hui, nous pensons que la transition écologique exige une implication de tous afin de construire un nouveau modèle de société compatible avec les limites planétaires, expose Florent Marcoux, directeur général. Aussi, nous avons fait le choix d’interagir avec toutes les parties prenantes : de l’action locale pour mettre un terme aux pollutions, de la sensibilisation pour un changement des comportements, du lobbying politique pour renforcer la législation, mais aussi du dialogue avec le secteur marchand pour faire évoluer certaines pratiques industrielles. »

Et la plupart des grandes organisations environnementales intègrent désormais les enjeux sociaux. Il y a une dizaine d’années, Greenpeace a ainsi pris pleinement conscience que le secteur de la pêche artisanale, qui fait vivre des millions de personnes pauvres dans le monde, était un allié objectif, victime d’une pêche industrielle qui amenuise considérablement ses ressources (lire notre article sur le sujet). François Chartier en est convaincu, « la justice sociale est une dimension indispensable de la lutte pour la protection des océans »

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