Pêcheurs artisans, des hommes à la mer

Ce n’est pas celui auquel on pense instinctivement, mais le métier de pêcheur est – de très loin – le plus dangereux. Souvent attribués à la malchance, les accidents s’expliquent pourtant par des causes structurelles. Enquête.

Rose-Amélie Bécel  et  Pierre Jequier-Zalc  • 19 juillet 2023 abonné·es
Pêcheurs artisans, des hommes à la mer
Selon un rapport du Bureau d’enquêtes sur les événements de mer (BEAmer), en 2022, 48 % des accidents survenus à bord des navires de pêche concernaient des embarcations de moins de 12 mètres.
© Leon Harris / Image Source via AFP

Le 1er janvier 2022, au large de l’île de Saint-Barthélémy, le Mazra prend la mer. À bord du petit navire de 11 mètres, Joseph G., le patron de 65 ans, et son matelot de 45 ans, Denis M., pêchent à la palangre, une longue ligne à laquelle sont attachés des hameçons. Alors que Denis M. attrape une bouée pour remonter une ligne, il bascule par-dessus bord. Malgré les efforts de son patron, il part à la dérive. Son corps ne sera pas retrouvé. Ces drames, il en existe des centaines d’autres, mais ils peinent à dépasser le stade du simple fait divers. Il faut dire que les pêcheurs artisans exercent un métier d’invisibles. En 2017, sur les 13 500 marins pêcheurs français, plus de la moitié pratiquaient la « petite pêche ». Sur des bateaux de moins de 12 mètres, ils naviguent à la journée et utilisent des engins peu invasifs pour les milieux aquatiques – filets, casiers, lignes – pour capturer l’équivalent de 14 % du volume de pêche français, loin derrière les pêcheurs industriels.

« Notre métier est le plus dangereux, et de très loin, en termes d’accidents du travail en France. Pourtant, nous n’avons aucune réflexion là-dessus », s’indigne Charles Braine, président de l’association Pleine Mer, qui milite pour une transition durable dans le secteur. En 2019, selon un bilan du ministère de la Mer, la proportion d’accidents mortels était de 10,42 pour 10 000 salariés, soit 10 fois plus que dans le BTP pourtant connu pour être un secteur particulièrement accidentogène. Et, selon un rapport du Bureau d’enquêtes sur les événements de mer (BEAmer), en 2022, 48 % des accidents survenus à bord des navires de pêche concernaient des embarcations de moins de 12 mètres.

Des épaves hors de prix

Après chaque drame, le BEAmer investigue sur ses circonstances, puis émet des enseignements et des recommandations. Au sujet de l’accident du Mazra, l’institution publique désigne une raison principale : l’âge du bateau, construit avant 1981, avec des normes de sécurité datées. Selon le rapport, le pavois – rambarde entourant le pont du navire – était trop bas pour empêcher le matelot de tomber à l’eau. Le bureau recommande à l’administration de « mener une étude sur la possibilité d’aligner réglementairement la hauteur des protections contre les chutes à la mer des navires anciens sur celle actuellement requise, et de modifier la réglementation en conséquence ».

La proportion d’accidents mortels est de 10,42 pour 10 000 salariés, soit 10 fois plus que dans le BTP.

Parmi les nombreux dangers auxquels sont exposés les professionnels, pour Sandrine Thomas – marin pêcheur en Bretagne depuis près de vingt ans –, c’est bien la vétusté des navires qui vient en premier : « Les bateaux des pêcheurs artisans sont vieux de 30 ans en moyenne. Ils sont archaïques, aussi gourmands en carburant qu’en énergie physique. À terre, les tracteurs agricoles de cet âge sont dans les musées ou au fond des granges. Nous, c’est notre outil de travail. » Pêcher sur des bateaux aux normes obsolètes, c’est une réalité rendue possible par les règles européennes complexes de la politique commune de la pêche. Depuis 1993, pour contrôler la taille de la flotte et éviter l’épuisement des ressources marines, chaque professionnel doit obtenir un permis de mise en exploitation (PME) avant d’exercer.

Après cela, il doit encore obtenir une licence – régionale, nationale ou européenne en fonction des espèces de poissons – qui l’autorise à pêcher dans une zone délimitée, avec une méthode précise. Problème : ces droits ne sont pas accordés au pêcheur, mais à son bateau. Or, après des décennies de surpêche, l’État n’en délivre presque plus. Les navires, même vieillissants, se vendent donc à prix d’or lorsqu’ils disposent de licences rares et intéressantes. « Aujourd’hui, la valeur intrinsèque d’un bateau, c’est un quart de son prix de vente. Les jeunes qui se

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