« En France, on juge qu’il faut cajoler les revenus des plus riches »

Laurent Bach est professeur à l’Essec et directeur du programme « entreprises » de l’Institut des politiques publiques. Pour Politis, il revient sur les enjeux de la taxation des plus aisés de notre société.

Pierre Jequier-Zalc  • 23 août 2023 abonné·es
« En France, on juge qu’il faut cajoler les revenus des plus riches »
« Aujourd’hui, on sait que ce sont les gens riches qui épargnent le plus, notamment via les mécanismes de holding. Subventionner l’épargne de cette manière pose donc un problème d’équité. »
© Montage photo Hélène Coudrais / FANATIC STUDIO / GARY WATERS / SC / FST / Science Photo Library via AFP.

C’est une note qui a fait grand bruit. À peine le mouvement social contre la réforme des retraites terminé, l’Institut des politiques publiques a publié une étude intitulée « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? ». Elle montre, grâce à des données exclusives, que l’impôt sur le revenu devient régressif pour les plus riches de notre société. Ainsi, les 0,0002 % plus grandes fortunes du pays ne paient que 26 % d’impôt sur leur revenu, contre près de 50 % pour un contribuable figurant dans les 10 % les plus riches.

L’explication principale : un des seuls impôts réellement progressifs en France est l’impôt sur le revenu (IR). Or les plus aisés, souvent détenteurs de très grosses entreprises, s’arrangent pour se distribuer des revenus soumis à l’IR extrêmement faibles. Ils profitent ainsi de bas taux d’imposition sur le capital et d’un système de réinvestissement dans leur propre entreprise – système non taxé – pour largement échapper à l’impôt. Une conclusion qui interroge sur la volonté de l’État de taxer réellement ces très hauts revenus. L’un des auteurs de cette note, Laurent Bach, revient sur ce phénomène et ses implications.

Votre étude se fonde sur des données fiscales de 2016. Depuis, Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir et a remplacé l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), il a mis en place la « flat tax », qui encadre la taxation des dividendes, il a baissé à 25 % l’impôt sur les sociétés… Toutes ces mesures ont-elles encore aggravé la régressivité de l’impôt pour les plus hauts revenus ?

C’est difficile à dire. Les réformes de 2017 ont touché aux impôts qui apparaissaient symboliquement comme les plus justes, les plus progressifs, car ils touchaient les plus riches. On peut donc se dire que la suppression de l’ISF, remplacé par l’IFI, et la diminution de la taxation des revenus du capital augmentent mécaniquement la régressivité de l’impôt en haut de l’échelle des revenus. Mais cela, c’est si on pensait que les impôts en question étaient vraiment justes. Ce que nous montrons, c’est qu’en réalité, les gens qu’on pensait riches et qu’on taxait parce qu’on pensait qu’ils étaient riches n’étaient pas forcément les plus riches ! Car les plus riches s’arrangent pour avoir des revenus taxables très faibles.

Donc on peut aussi se dire qu’avec les réformes instituant une baisse des taux d’impôt sur le capital, les personnes vraiment riches vont déclarer leur véritable revenu sur leur feuille d’impôt, par exemple en versant plus de dividendes. C’est ce qu’on appelle l’effet de base. La base a pu augmenter pendant que le taux baissait. Nous savons qu’il y a eu une augmentation des distributions fortes de dividendes depuis 2017. Mais on ne sait pas encore dire si cela a augmenté les recettes pour l’État. Ni si elles ont énormément baissé. On aura cette réponse lorsqu’on aura pu analyser pleinement les données les plus récentes.

Les plus riches s’arrangent pour avoir des revenus taxables très faibles.

Dans votre note, vous dites que ces plus hauts revenus devraient, normalement, être taxés à hauteur de 59 % et non de 26 % comme c’est réellement le cas. Appliquer ce taux présenterait-il un risque économique pour le pays ?

Ce qui explique que ces gens sont peu taxés aujourd’hui, c’est qu’ils réinvestissent leur argent directement dans leur entreprise. Or cet argent réinvesti n’est pas soumis à l’impôt sur le revenu. Donc c’est une forme de subvention à réinvestir son argent dans son entreprise. Si vous passez au taux de 59 % que nous évoquons, cela arrêtera ces subventions. Est-ce que cela présente un risque ? Il y a plusieurs niveaux de réponse. Cela peut être un problème si ces entreprises manquent d’argent. En effet, si elles ont des réserves assez faibles, il est important qu’elles puissent réinvestir leurs profits lorsqu’elles en font. Mais cet argument n’est valable que pour des entreprises avec une toute petite trésorerie. C’est bien moins entendable pour les entreprises qui en ont une gigantesque.

Il faudrait imaginer une solution plus intelligente que l’actuelle, qui dit que peu importent les besoins de l’entreprise, si vous réinvestissez vos profits dans celle-ci, vous ne serez pas taxé. La subvention implicite est accordée sans aucune conditionnalité. Et cela peut se contester. L’autre argument avancé par ceux qui défendent ce principe consiste à dire que c’est une incitation à l’investissement. Une théorie économique, critiquée par ailleurs, énonce que plus le rendement du capital est élevé, plus il y a d’investissement. Or s’il n’est pas taxé, le rendement sera forcément plus important. Il y a toujours eu des arguments théoriques de ce genre contre une augmentation de l’impôt.

Mais la question n’est pas tant de discuter de la justesse théorique de tels arguments. Elle est plutôt : comment prend-on en compte ces potentielles réactions négatives au mieux pour avoir un système fiscal qui garde une forme d’équité ? Aujourd’hui, on sait que ce sont les gens riches qui épargnent le plus, notamment via les mécanismes de holding. Subventionner l’épargne de cette manière pose donc un problème d’équité. Et si l’on y tient, il faut améliorer ce mécanisme en évaluant rigoureusement les bénéfices attendus..

Votre note s’appuie sur des données fournies par le ministère de l’Économie, qui ne prennent donc pas en compte la fraude fiscale, estimée en France à plusieurs dizaines de milliards d’euros (entre 25 et 80 milliards, selon les sources). Cela voudrait-il dire que le taux d’imposition des plus riches est potentiellement déjà surévalué ?

Il y a toujours des gens qui font des montages très exotiques. Mais les personnes qui gagnent beaucoup d’argent sont très intégrées dans leur territoire. Elles vivent en France, ont une grande entreprise en France, souvent une entreprise qui est historiquement ancrée dans le pays. Donc il ne s’agit pas de revenus qui se cachent. Vous ne pouvez pas dissimuler tous les revenus d’une très grande entreprise du luxe à Singapour alors qu’ils ont été générés en France et en Europe. Ce ne sont pas des choses qu’on peut cacher si facilement. Ceux qui déplacent leur argent dans des paradis fiscaux sont plutôt des rentiers. Des gens qui n’ont plus d’entreprise et qui possèdent une fortune financière très liquide. Pour eux, la déplacer dans des paradis fiscaux est beaucoup plus simple car ils n’ont plus vraiment d’attache à un territoire.

Les bénéficiaires de très hauts revenus, ceux qui figurent dans notre étude, ont des entreprises très connues, bien établies en France. Ce qu’ils peuvent aisément décider, c’est de changer de résidence fiscale personnelle. Ainsi, il existe des entreprises françaises qui paient des impôts en France, qui ont été fondées par des Français, mais dont les dirigeants ou les fondateurs sont désormais partis en Suisse. Ce que nous montrons, c’est que cette stratégie est devenue presque inutile car pour cette population, pour ceux qui sont restés, l’impôt sur le revenu représente une toute petite partie de leurs impôts. Simultanément, comme les revenus des sociétés qui appartiennent à ces riches ménages sont encore souvent générés en France, ils n’échappent jamais totalement à l’impôt.

La France étant un pays où de nombreuses entreprises font beaucoup de profits sur le territoire, la matière fiscale taxable existe.

On sent, au travers de votre discours, que les riches savent parfaitement jouer avec les outils fiscaux à leur disposition. A-t-on, en France, un problème pour taxer les riches ?

Je ne pense pas. Il n’est pas impossible de toucher à ces revenus d’un point de vue de la technique fiscale. Bien sûr, il y a des montages compliqués avec des holdings où certains de ces revenus échappent à l’impôt. Mais la France étant un pays où de nombreuses entreprises font beaucoup de profits sur le territoire, la matière fiscale taxable existe. Ces revenus, tout le monde les connaît, ce ne sont pas des revenus cachés. En revanche, la véritable complexité réside dans le fait que ce sont des revenus dont on juge traditionnellement qu’il faut être prudent lorsqu’on veut les taxer. 

Or en France, comme ailleurs en Europe, on pense souvent que ces revenus sont particulièrement utiles à l’économie. Donc on juge qu’il faut les cajoler en leur offrant des conditions d’imposition préférentielles. De nombreux mécanismes d’évitement de l’impôt existent, utilisables particulièrement par les gens aisés car ils ont recours à des conseils, à des fiscalistes, etc. Mais ces mécanismes, ces niches fiscales n’existeraient pas si le législateur n’était pas convaincu qu’ils sont nécessaires pour atteindre un certain nombre d’objectifs économiques. Toute la question est donc d’évaluer si ces conditions préférentielles sont vraiment justifiées économiquement.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous