« Les Heures heureuses », le temps retrouvé

Pascal Quignard ajoute un tome à son « Dernier Royaume », entreprise littéraire hors norme attentive à l’indicible et à la beauté.

Christophe Kantcheff  • 23 août 2023 abonné·es
« Les Heures heureuses », le temps retrouvé
Pascal Quignard porte toute son attention aux disparus, désormais dans l’infini du temps. Mais il est aussi attentif aux commencements, aux printemps.
© Pascal Ito / Albin Michel.

Les Heures heureuses / Pascal Quignard / Albin Michel / 231 pages / 19,90 euros.

Pascal Quignard poursuit l’édification de son « Dernier Royaume ». Cette série de volumes inaugurée avec Les Ombres errantes (1), qui reçut en son temps le prix Goncourt, est fondée sur deux principes. Le premier impose que l’œuvre soit « océanique », c’est-à-dire que l’auteur puisse s’y perdre ; le second est le caractère imprévisible du texte, autant pour l’auteur que pour celle ou celui qui le lit. Pascal Quignard en est aujourd’hui à son douzième tome – désormais chez Albin Michel. Chaque livre, qui ne s’inscrit dans aucun des genres répertoriés (roman, récit, essai…), tourne autour d’un motif. Il y eut l’amour, le fait de penser, la littérature… Ici, c’est le temps, plus précisément l’heure, que l’auteur a associée à son homophone, « heur ». D’où le titre : Les Heures heureuses.

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Grasset, 2002.

Un motif n’est pas un thème propice à la dissertation. Lire ce livre revient à pérégriner sur l’échelle du temps, qui, toutefois, ramène souvent l’auteur à son cher XVIIe siècle ou à ses propres souvenirs. On avance par associations, par résonances plus ou moins lointaines, par accident de sens, par harmonie des sons (la musique est toujours importante) et des sentiments. On parle beaucoup d’érudition à propos de Pascal Quignard. Ce n’est pas faux. Celui-ci nous entretient de François de Nomé, dit « Desiderio », ou de Charles de Saint-­Évremond. Mais Les Heures heureuses ne transmet pas du savoir. En jaillissent des fulgurances. Ces traits de lumière éclairent des mystères que nous subodorions. Illuminent des questions que nous n’osions pas nous poser. Révèlent de la beauté insoupçonnée.

Les heures heureuses Quignard

Chez Quignard, comme le réel, tout être reste une énigme. Comment, par exemple, Jean de la Croix a-t-il pu « mourir à l’heure », c’est-à-dire le vendredi 14 décembre 1591, sur le dernier coup de minuit, ayant affirmé que sa vie ne mordrait pas sur le samedi ? À propos de ceux qu’il a connus, et qui ne sont plus, l’auteur ne verse pas dans le portrait psychologique. Il consacre ainsi plusieurs pages à une amie très chère, disparue en 2017, l’écrivaine Emmanuèle Bernheim.

Ce qu’il écrit d’elle, qui ne pouvait s’empêcher de nager dès que c’était possible, est dessiné au fusain : « Dans l’Atlantique elle attend le surgissement de la plus haute vague et, tête baissée, se lance, la crève […]. Elle était pur hérissement de vague. Pure colère ! » De même, le chapitre qu’il consacre à son oncle grammairien, Jean Bruneau, « qui m’a sauvé de mon enfance », note-t-il, revenant de Dachau, et qui s’achève sur l’affolement d’« avoir à revivre » tout en ployant sous le poids de la désillusion, est saisissant : « Certains humains désirent connaître cette sensation des écailles qui “tombent” des yeux quand le réel lui-même tout à coup “tombe” sous le regard. »

Bréviaire de splendeurs

Quignard affectionne les jansénistes parce qu’ils sont des récalcitrants, hantés par la rupture, des « Solitaires », tels que se nommaient ceux qui s’étaient retirés à Port-Royal des Champs – ne pas oublier que lui-même a rompu avec ses prestigieuses charges sociales dans le courant des années 1990 (il aborde brièvement et sous un certain aspect cet épisode dans ce livre-ci). Il rappelle que leurs œuvres furent censurées bien avant les textes érotiques. Il en évoque quelques figures – Jacques Esprit ou la marquise de Sablé, auteurs l’un comme l’autre d’un seul livre, publié à titre posthume. Et tous deux amis du duc de La Rochefoucauld, qui apparaît plusieurs fois dans Les Heures heureuses, dont Quignard admire les Maximes, un « livre si original, si souffrant, si noir, si passionné, si dépareillé ». Et où la mort a posé son empreinte, tout comme dans ce  douzième tome de « Dernier Royaume ». « On n’a jamais raison de mépriser la mort », écrivit le duc frondeur.

Chez Quignard, comme le réel, tout être reste une énigme.

Pascal Quignard porte toute son attention aux disparus, désormais dans l’infini du temps. Mais il est aussi attentif aux commencements, aux printemps, à l’émerveillement que réserve aux vivants le spectacle de la nature, et les mots mêmes qui la décrivent, dont l’auteur affectionne les harmonies. Les Heures heureuses, peu enclin aux leurres, est un bréviaire de splendeurs.

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Littérature
Temps de lecture : 4 minutes