Le cri de désespoir des Gazaouis

Après l’attaque du Hamas samedi 7 octobre, les autorités israéliennes ont promis une réponse militaire forte. Depuis, c’est un déluge de feu qui s’abat sur l’enclave palestinienne où s’entassent près de 2,3 millions de personnes. Impossible pour des journalistes étrangers d’y pénétrer pour documenter la guerre.

Céline Martelet  • 11 octobre 2023 abonné·es
Le cri de désespoir des Gazaouis
Les ruines du quartier Al-Rimal de Gaza City, le 10 octobre.
© MOHAMMED ABED / AFP

« Vous avez entendu le bruit des explosions derrière moi. » La voix de Maha est posée. Deux énormes déflagrations viennent d’interrompre notre interview via la messagerie WhatsApp. Un chien aboie et la jeune Palestinienne reprend : « Je pense que c’est l’immeuble dont je vous ai parlé. » Effectivement une tour de son quartier vient d’être pulvérisée par une frappe aérienne israélienne. « Dans cet immeuble, il y avait des bureaux, des start-up, des cabinets médicaux », poursuit Maha, toujours avec le même calme. Le calme de celles et ceux qui tentent de se protéger psychologiquement en étouffant toutes leurs émotions. Les psychiatres spécialistes des traumatismes parlent de sidération psychique.

Quelques heures plus tard, un message écrit vient une nouvelle fois interrompre une autre conversation avec un Gazaoui : « Pendant que je t’écris, il y a des avions de chasse qui bombardent mon quartier. Ça explose tout autour de nous. Mes enfants sont terrorisés. Et moi, vraiment, je suis en train de perdre pied. C’est insupportable. » Ce message est envoyé par Ayman, un jeune artiste palestinien. Il vit au cœur de Gaza City. Avec sa femme et ses enfants, il est enfermé chez lui. Sa mère, la famille de son frère l’ont rejoint. Vingt-cinq personnes au total piégées dans l’enclave palestinienne. On ne s’échappe pas de ce bout de terre de 370 kilomètres carrés, isolé par le blocus israélien depuis 2007. Le passage d’Erez vers Israël est fermé. Celui de Rafah vers l’Égypte est certes ouvert, mais pour le traverser il faut obtenir un permis. « 900 dollars par personne pour obtenir ce permis, je n’ai pas cet argent. Alors, nous sommes bloqués », écrit encore Ayman.

Ça explose tout autour de nous. Mes enfants sont terrorisés.

Ayman

Depuis le 7 octobre, de jour comme de nuit, la bande de Gaza est bombardée sans relâche par l’armée israélienne. Des mosquées, des bureaux liés au Hamas ont été rasés. Même chose pour les habitations des membres politiques du mouvement islamiste. Ce sont les sites stratégiques dont parlent les communiqués de presse des porte-parole de l’armée israélienne. Mais des dizaines d’immeubles d’habitation, dont l’emblématique Tour Palestine qui accueille des médias du monde entier, ont également été visés.

Le ciel de l’enclave palestinienne est désormais recouvert d’un épais nuage de poussière. Cette poussière noire qui s’incruste partout, y compris dans les voies respiratoires. Impossible de s’en débarrasser. Elle vient du béton pulvérisé par les frappes aériennes. Des maisons, des immeubles de plusieurs étages, il ne reste plus rien. Juste cette poussière, et parfois quelques blocs de ciment, quelques tiges en métal. Les familles palestiniennes ne peuvent rien récupérer de ce qui était autrefois leur salon, leur chambre. Pas même quelques vêtements. Parfois, avant de viser les tours d’habitation, ou de bureaux, l’armée israélienne envoie un message d’alerte. Les occupants ont alors une dizaine de minutes pour quitter les lieux. Dix minutes pour choisir ce qui est essentiel à leurs yeux. Dix minutes pour fuir. Dix minutes pour dévaler les escaliers des tours avec sous le bras quelques sacs remplis de souvenirs, de documents importants. Pas une de plus.

« Ils vont tous nous tuer »

Depuis samedi, la liste des civils tués dans ces frappes aériennes ne cesse de s’allonger, parmi lesquels des femmes, et des enfants. La puissance des bombardements n’a laissé aucune chance. Plusieurs maisons ont été ciblées sans que leurs occupants aient été prévenus à l’avance par l’armée israélienne. Des rues entières ont été réduites en cendres. Le camp de réfugiés d’Al-Shati a ainsi été en partie rasé en début de semaine. Ici vivent surtout des familles de pêcheurs. Les petites maisons souvent sans fenêtres ne dépassent pas deux étages, et des dizaines de personnes s’y entassent depuis des années dans des conditions très insalubres.

Israël n’a aucune considération pour la vie des Palestiniens.

Khaled

« Si ça continue comme cela, ils vont tous nous tuer. Nous sommes tous devenus des cibles. Israël n’a aucune considération pour la vie des Palestiniens, s’alarme Khaled. Moi, j’ai l’impression qu’Israël a perdu le contrôle, là. Cela suffit les guerres, les attaques. Maintenant les États-Unis envoient des renforts maritimes ? Ils vont déployer leurs “boys” au large de nos côtes. Mais nous, nous ne sommes pas un pays. Nous vivons sous occupation de l’État d’Israël, et sous blocus. » Le soutien des pays arabes ? Aucune solidarité, assure Khaled. « Que des paroles. Juste du bla-bla. » Et le Palestinien d’ajouter : « Gaza a besoin des casques bleus le plus rapidement possible. »

Dès les premières heures de la riposte israélienne contre la bande de Gaza, le Premier ministre, Benyamin Netanyahou, a appelé les Gazaouis à quitter « tous les endroits où le Hamas opère, dans cette ville du mal ». « C’est presque ironique, nous n’avons pas d’endroit où aller, confie par téléphone Maha. En Israël, ils ont des abris partout pour protéger les civils, les familles. Mais pour nous, la seule solution, c’est de se rassembler avec nos familles et nos proches, pour être ensemble. Il y a aussi les écoles ouvertes par l’ONU où vivent déjà des milliers de personnes qui ont fui ou qui n’ont plus de maison. Ce sont les deux seules choses que nous pouvons faire. »

Selon l’UNRWA – L’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens –, 75 000 déplacés ont déjà trouvé refuge dans ces écoles. Ces établissements scolaires sont connus dans toute la bande de Gaza, reconnaissables parce qu’ils sont tous peints en bleu et blanc. Mardi 9 octobre, l’une d’elles a été directement touchée. « L’école, qui abrite plus de 225 personnes, a été gravement endommagée. Aucune victime n’a été enregistrée », assure l’agence onusienne dans un communiqué.

Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence.

Le ministre de la Défense israélien

Pour maintenir encore plus sous pression la population de Gaza, Israël a durci le siège. « Pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz. Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence », a annoncé le ministre de la Défense israélien. « Nous n’avons plus d’électricité depuis le début de la guerre. Juste quelques heures, une seule fois. C’est catastrophique. Sans électricité, nous ne pouvons pas avoir d’eau chez nous, les pompes ne fonctionnement plus », raconte Maha. Dans la nuit de lundi à mardi, Israël avait également coupé l’approvisionnement en eau de l’enclave.

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Autre inquiétude, l’accès à l’aide humanitaire, dont deux tiers des habitants de la bande de Gaza dépendent. Les hôpitaux, eux, ne sont pas en capacité de faire face à l’afflux de blessés. Les ambulances ne sont presque plus utilisées, prises pour cibles elles aussi. Dès dimanche, Médecins sans frontières s’est alarmé d’un manque de médicaments, mais aussi d’une pénurie de carburant pour faire fonctionner les générateurs électriques. Selon l’ONG, un hôpital a été visé en début de semaine et au moins un infirmier a été tué.

Victimes silencieuses de cette guerre du ciel, les enfants. Des générations de fillettes et de garçons qui grandissent au rythme des offensives israéliennes. « Comment voulez-vous qu’ils vivent sereinement ici, sous les bombes ?, s’interroge Youssuf Hekmat, un journaliste gazaoui. Quel impact tout cela va-t-il avoir sur mes enfants ? Depuis des jours, ils ne dorment pas, terrorisés par le bruit des frappes aériennes. »


Mort d’Ibrahim Lafi

Ibrahim Lafi

Ibrahim Lafi avait 21 ans. Malgré son jeune âge, il avait déjà couvert, pour l’agence de presse palestinienne Ain Media, plusieurs offensives de l’armée israélienne. Sur le terrain, toujours avec une caméra ou un appareil photo à la main. Ibrahim était reconnaissable à sa grande taille et surtout à son sourire, son calme. Depuis trois ans, il était le visage de l’un des nombreux jeunes journalistes gazaouis de l’agence. Formés sur le terrain. C’est là qu’Ibrahim avait appris son métier : photojournaliste. Vendredi 6 octobre au soir, sa meilleure amie Yara lui avait promis de le rappeler. Elle n’a pas eu le temps de le faire. Ibrahim Lafi est mort le lendemain, quelques heures après le déclenchement de l’attaque du Hamas contre Israël.

Son corps a été retrouvé près de la barrière de séparation avec Israël. Il portait un gilet pare-balles bleu, où il était inscrit en blanc « Press ». Ce samedi matin, Ibrahim avait attrapé sa caméra pour aller couvrir les événements du côté de la bande Gaza. Il était avec ses deux amis Nabil et Haitham. Eux aussi journalistes. Les deux jeunes Gazaouis sont portés disparus depuis. Eux aussi faisaient leur métier. Politis avait travaillé avec Ibrahim Lafi en janvier 2023 pour un reportage sur la jeunesse de la bande de Gaza. La Fédération internationale des journalistes demande l’ouverture d’une enquête pour connaître les circonstances exactes de son décès. Depuis l’offensive du Hamas et les représailles israéliennes, quatre journalistes ont déjà trouvé la mort.


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