Le refus de voir l’Autre, Palestinien

« Tous Israéliens » : les journaux télévisés, les chaînes d’information nous disent quotidiennement, depuis le 7 octobre, à quelle « famille » nous devons appartenir. Avec l’ignorance tranquille de ce qui se passe de l’autre côté.

Denis Sieffert  • 29 novembre 2023
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Le refus de voir l’Autre, Palestinien
Un homme au milieu des décombres dans la ville de Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza, le 28 novembre 2023.
© MOHAMMED ABED / AFP

Depuis le 7 octobre, date funeste de l’attaque du Hamas, nous voilà Israéliens. La barbarie du raid du mouvement islamiste, les descriptions d’actes d’une cruauté extrême et, par-dessus tout, l’innocence des victimes, tout nous invite à l’empathie. Les grands journaux télévisés, les chaînes d’information continue (je laisse de côté l’infâme CNews) nous disent quotidiennement à quelle « famille » nous devons appartenir (1). L’identification est totale. L’angoisse des parents, c’est nous. L’émotion des retrouvailles, c’est nous. Comment retenir nos sentiments quand nous voyons un gamin de dix ans sauter dans les bras de son père ? On ne saurait évidemment reprocher aux médias de montrer cela. Ce qui pose problème, c’est l’ignorance tranquille de ce qui se passe de l’autre côté.

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En revanche, il existe des émissions de débats qui ouvrent la réflexion. C’est le cas de « C ce soir » sur France 5.

Emmanuel Lévinas (qui n’a pas toujours été très clair sur la question palestinienne) disait que celui qui n’a pas de visage n’éveille pas le sentiment d’altérité. Les Palestiniens n’ont pas de visage. Et lorsqu’ils sont montrés, c’est accompagnés de commentaires lourds de sous-entendus : ah, ces drapeaux du Hamas brandis par des foules en liesse ! Ce qui fait défaut, c’est la réinsertion de l’événement dans le temps long du conflit israélo-palestinien. Il faut d’ailleurs interroger la formule « guerre au Hamas ». Outre qu’elle n’a plus de sens quand on compte quinze mille morts civils dont cinq mille enfants, elle a pour fonction d’arracher la séquence actuelle à la globalité d’un conflit historique qui ne cessera pas avec l’« éradication », d’ailleurs illusoire, d’un mouvement que l’on renforce politiquement à mesure qu’on l’affaiblit militairement.

Il n’y a jamais trop d’adjectifs pour qualifier la barbarie du Hamas. Il en manque en revanche pour décrire les morts et les blessés de Gaza.

Il n’y a jamais trop d’adjectifs pour qualifier la barbarie du Hamas. Il en manque en revanche pour décrire les morts et les blessés de Gaza. On n’oublie pas de souligner le cynisme du mouvement islamiste quand ses miliciens montrent soudain de la sollicitude pour leurs otages libérés. Ce n’est pas faux. Mais comment qualifier un Premier ministre israélien qui se vantait en 2019 de favoriser le financement du Hamas par le Qatar pour tuer tout espoir d’État palestinien ? Une stratégie qui n’interpelle que faiblement nos commentateurs. Comment qualifier les raids du ministre Ben Gvir contre les villages palestiniens qui ont fait plus de cent morts depuis le 7 octobre ?

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Et que dire d’un gouvernement qui s’empresse de voter ces jours-ci de nouveaux crédits pour étendre la colonisation ? Entre inconscience et manipulation, l’asymétrie du discours médiatique est totale. Elle creuse la fracture du monde. Songe-t-on que les Palestiniens considèrent leurs prisonniers en Israël comme des otages ? Nous sommes là dans l’indicible. Et, pourtant, ces prisonniers ont souvent été détenus sans jugement, ni chef d’accusation. Mais, à nos yeux, ils sont naturellement suspects. Pour avoir, le plus souvent, résisté à la violence des colons, ils ont perdu toute innocence.

La violence d’Israël est un poison lent qui ne dérange pas nos consciences occidentales.

Nous avons fait le même constat en 2001 et 2003, et lors de toutes les campagnes de bombardement sur Gaza, en 2008-2009, en 2012, en 2014. En apparence, la violence première est toujours palestinienne. Cette violence de sang, particulièrement épouvantable le 7 octobre, semble surgie de nulle part. D’autant plus qu’on disait que le conflit israélo-palestinien n’existait plus que sous une forme larvée. La violence israélienne qui, en Cisjordanie, exproprie, expulse, détruit, tue à petit feu, et qui, à Gaza, soumet depuis 2007 deux millions de personnes à un régime d’enfermement inhumain n’est, elle, guère visible. Elle ne fait pas « événement ». C’est un poison lent qui ne dérange pas nos consciences occidentales.

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Dans ce sombre tableau, il y a tout de même des raisons d’espérer. La rue a encore quelque pouvoir. Aux États-Unis, c’est la jeunesse des campus (non d’ailleurs sans dérapages) qui a contraint Joe Biden à infléchir sa politique. Et, en Israël, c’est une gauche, encore sans contours politiques, qui sur la question des otages a imposé à Netanyahou une trêve. La même qui manifestait contre la réforme judiciaire. Avec, en plus, cette conscience que ce pays ne peut pas être démocratique dans le racisme et la colonisation. La « démocratie israélienne » : voilà encore un mantra douteux de notre information télévisée. Une question est de savoir si cette prise de conscience annonce une recomposition, et si le meilleur de la société ne va pas demain replonger dans la résignation. Une autre question est de savoir si Washington, les Européens et les capitales arabes n’auront pas la mémoire trop courte.



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