« Le premier réflexe des agriculteurs est de considérer que leur maladie est de leur faute »

Jean-Noël Jouzel, directeur de recherche au CNRS, auteur de « Pesticides : comment ignorer ce que l’on sait ? », évoque les raisons qui empêchent les agriculteurs de parler de leurs pathologies liées aux pesticides.

Vanina Delmas  • 9 novembre 2023 abonné·es
« Le premier réflexe des agriculteurs est de considérer que leur maladie est de leur faute »
© Red Zeppelin / Unsplash

Depuis une quinzaine d’années, Jean-Noël Jouzel, directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de sociologie des organisations à Sciences Po Paris, s’attache à décrypter les rouages de la réglementation sur la toxicité des pesticides, et à documenter leurs effets sur la santé des travailleurs agricoles. Le sociologue, auteur du livre Pesticides : comment ignorer ce que l’on sait ?, revient sur l’histoire des controverses liées aux pesticides qui éclatent à nouveau aujourd’hui autour du glyphosate, et sur les raisons qui empêchent parfois les agriculteurs de parler de leur maladie due à leur exposition aux pesticides.

Pesticides, Comment ignorer ce que l’on sait, Jean-Noël Jouzel, Presses de Sciences Po.

La dangerosité des pesticides pour la santé humaine semble évidente, et est connue depuis des années. Pourquoi n’est-ce pas déterminant pour les pouvoirs publics ?

Jean-Noël Jouzel : Des politiques publiques ayant pour objectif de prévenir les risques des pesticides sur les agriculteurs existent depuis longtemps. Le système d’autorisation de mise sur le marché pour les pesticides remonte à 1943. Historiquement, cette autorisation servait d’abord à tester l’efficacité des produits sur les insectes, les mauvaises herbes, les champignons… Et dans un second temps, à vérifier qu’ils n’auront pas un effet délétère sur la santé humaine, notamment celle des travailleurs de l’agriculture. En revanche, on peut relever qu’il y a une prise en compte assez partielle des données disponibles. Pendant longtemps, on a contrôlé les pesticides sur la base de données toxicologiques en laboratoire, sur des rats ou des souris, qui visaient à déterminer la valeur acceptable d’exposition pour les travailleurs de l’agriculture.

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À partir des années 1980 et 1990, des épidémiologistes ont commencé à s’intéresser aux effets des pesticides sur la main-d’œuvre agricole aux États-Unis puis en Europe du Nord, notamment en France. Ils ont vu que cette exposition augmentait les risques d’avoir un certain nombre de pathologies (maladie de Parkinson, cancers du sang, de la prostate, maladies respiratoires…). Ces liens ont été bien établis au cours des années 1990 et au début des années 2000. Ces constats ont pointé les trous dans la raquette du système d’homologation des produits.

Les pouvoirs publics ne sont pas à la hauteur des données disponibles.

On ne peut donc pas dire que la dangerosité des pesticides est ignorée par les pouvoirs publics mais ceux-ci ne sont pas à la hauteur des données disponibles. En dépit de l’accumulation de ces données épidémiologiques alarmantes, l’évaluation de risques préalable à l’autorisation de mise sur le marché n’a pas tellement changé. Ni les modes de prévention qui reposent toujours sur la préconisation d’équipements de protection dont la finalité est de s’assurer que les agriculteurs ne s’exposeront pas au-delà des doses acceptables.

À cause de l’influence des industriels ?

Les industriels ont sans doute intérêt à ce que les choses restent en l’état. Mais je pense aussi que les acteurs administratifs qui évaluent les risques des pesticides, c’est-à-dire les agences de santé (l’Anses pour la France, l’Efsa au niveau européen), ont leur routine. Ces données épidémiologiques sont embêtantes et inquiétantes, mais il est très compliqué de déterminer sur cette base quelles sont les substances qui sont en cause. Les pathologies neurodégénératives ou cancéreuses liées aux pesticides ont un temps de latence important – plusieurs années voire décennies – et ne sont pas spécifiques. Rien ne distingue un cancer de la prostate lié aux pesticides d’un cancer de la prostate lié à un facteur héréditaire.

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Les enquêtes épidémiologiques doivent donc reconstituer les expositions passées, les agriculteurs doivent être capables de dire quels produits ils ont utilisé il y a 10 ou 20 ans mais souvent ils en ont utilisé des dizaines, des centaines… Ces incertitudes provoquent les controverses sans fin qu’on connaît actuellement, par exemple sur le glyphosate. Ces données épidémiologiques très globales ne correspondent pas à l’échelle d’analyse des agences qui évaluent les risques des pesticides, qui se focalisent sur la substance active ou les préparations commerciales phytopharmaceutiques.

Le doute, ou le principe de précaution, ne sont donc jamais la ligne directrice des politiques publiques ?

Historiquement, il n’y a pas vraiment de pratiques de précaution concernant les pesticides. La législation européenne a quand même changé en 2009 et introduit des « critères de dangerosité » qui permettent d’interdire totalement les produits cancérogènes, reprotoxiques ou mutagènes de catégorie 1 ou 2 (avéré ou probable). Sauf qu’évidemment, il y a eu des luttes sur ce point : les industriels ont obtenu le droit de demander le maintien sur le marché des produits en question s’ils parviennent à démontrer que les expositions sont négligeables. Ainsi, leur objectif est de démontrer que, même si leurs substances sont dangereuses, il existe des moyens de limiter l’exposition en dessous d’un niveau acceptable. C’est exactement ce qu’il se passe autour du glyphosate : les industriels savent que c’est dangereux mais pour eux, si les agriculteurs respectent les normes de sécurité et ont le bon équipement de protection, le danger ne pourra pas les atteindre.

En viticulture, porter une combinaison augmente les expositions aux pesticides plutôt que de les diminuer.

N’est-il pas cynique – voire dangereux –, de faire reposer la responsabilité de l’exposition aux pesticides, et donc de l’intoxication, sur les épaules des agriculteurs ?

Tout ce système repose sur l’idée d’un possible usage contrôlé des pesticides : un agriculteur correctement formé et informé doit pouvoir se protéger contre les risques des pesticides. D’où la mise en place du Certiphyto en France il y a une quinzaine d’années, et le fait qu’on insiste beaucoup sur la rédaction des étiquettes des produits. Le terme « usage contrôlé » est un peu polémique car cela fait référence à la rhétorique des industriels de l’amiante dans les années 1980. Mais il permet de souligner le caractère problématique d’une stratégie de prévention qui repose sur vision du travail agricole l’assimilant au contexte industriel.

Jean-Noël Jouzel Pesticides

Cette stratégie de prévention ignore bien des situations de travail plus complexes. Par exemple, l’exposition des agriculteurs qui retournent sur des parcelles traitées, où on trouve donc des résidus sur les végétaux, a été sous-estimée. D’autre part, beaucoup de travaux en champs ne peuvent être réalisés avec des gants, du fait de la chaleur ou parce qu’il faut une certaine dextérité… De plus, des études menées en France par Isabelle Baldy et Pierre Lebailly ont montré que dans certaines situations, notamment en viticulture, porter une combinaison pouvait augmenter les expositions aux pesticides plutôt que de les diminuer.

C’est pourtant un pilier du système de prévention puisqu’elles sont censées réduire de 90 à 95 % les expositions des parties du corps concernées. Logiquement, ces études devraient déculpabiliser les agriculteurs, mais ce n’est pas si évident. Tout d’abord, on manque encore de données car la plupart ont été obtenues dans des conditions quasiment expérimentales, et non en observant les agriculteurs travailler comme ils en ont l’habitude. Il serait plus pertinent de regarder l’efficacité des équipements que les agriculteurs ont vraiment chez eux.

Est-ce que la parole se libère réellement chez les agriculteurs malades ou des tabous persistent-ils ?

C’est toujours difficile à dire, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas une lame de fond qui fait que les agriculteurs se reconnaissent massivement comme des victimes des pesticides. Beaucoup ont pourtant ces maladies assez fréquentes (cancer de la prostate, maladie de Parkinson..) mais n’établissent pas de liens avec les pesticides. Certains sont soit dans l’ignorance totale, soit n’ont pas envie d’aller plus loin. Dans l’enquête que j’ai menée avec Giovanni Prete sur les victimes de pesticides (L’agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides, à paraître aux Presses de Sciences Po), on voit aussi que la stratégie de prévention décrite précédemment a aussi une forte influence sur la manière dont les agriculteurs peuvent se percevoir ou non comme des victimes.

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D’abord parce que leur première préoccupation lorsqu’ils sont exploitants est de maintenir leur exploitation à flot, et parce que leur premier réflexe est de considérer que leur maladie est de leur faute. La plupart se disent aussitôt qu’ils ont été négligents, qu’ils n’ont pas bien suivi les instructions des étiquettes, qu’ils ont porté des combinaisons trop abîmées… Ce système qui fait reposer sur leurs épaules la responsabilité de leur protection fabrique un effet d’autocensure au moment de la découverte de la maladie. Il faut comprendre que pour la plupart d’entre eux, les pesticides ne sont pas juste une option technique dont on pourrait se passer. Ils sont profondément associés au tournant modernisateur de l’agriculture en France à partir des années 1960 et jusque dans les années 1980, au moment où ces agriculteurs qui sont aujourd’hui susceptibles de tomber malades ont commencé leur carrière.

Ceux qui ont pu attraper ce train du progrès ont vu la chimie d’un très bon œil.

Ils ont donc vu un bouleversement radical des conditions de travail, avec plus de confort, que ce qu’ont connu leurs parents. Ceux qui ont pu attraper ce train du progrès ont vu la chimie d’un très bon œil, jusqu’à ce qu’ils tombent malades et se posent des questions. Pour beaucoup, la maladie se déclenche vers 40 ou 50 ans, quand ils sont à la tête de leur exploitation, souvent en plein essor donc ce n’est pas évident d’accepter que c’est la faute des pesticides, et encore moins de se dire qu’il faut se passer de ces produits. La plupart continuent de croire qu’un meilleur usage contrôlé et raisonné des pesticides est la solution.

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